Chronique 

Le blé d’Inde

Un samedi du mois d’août. Il fait chaud, collant. Mes parents reviennent du marché Atwater. Ils ont acheté du blé d’Inde. Ils sont contents. Moi, je n’aime pas le blé d’Inde, mais j’aime quand ma famille en mange. On dirait qu’elle est plus heureuse.

Mon père qui ne fait pas grand-chose dans la cuisine est aux fourneaux. Il épluche les épis et les trempe dans l’eau bouillante. Ma mère met la table. On va dîner, un samedi midi. D’habitude, on ne dîne jamais le samedi. Chacun fait ses petites affaires et s’attrape quelque chose en passant. Mais aujourd’hui, toute la familia est là. Ma sœur est revenue du ballet. Mon frère, de sa randonnée à vélo. Ils ont senti le blé d’Inde.

« Combien en voulez-vous ? », demande ma mère. Mon frère répond : « Je vais commencer par deux. » Ils disent tous : « Je vais commencer par deux. » Et ils finissent tous à dix. À douze. Le plat de blé d’Inde vient d’être posé sur la table. Chacun s’étire le bras. Et ça se passe le sel. Et ça se passe le beurre. Et puis ça croque dedans. La dégustation commence. Chacun y va de son commentaire : 

« Ah, il est bon cette année !

— Moi, je le trouve plus dur que celui de l’été passé…

— Il est plus sucré…

— Moi, j’aime les petits grains blancs… »

Je les regarde. Et je les trouve beaux, avec leurs morceaux de maïs entre les dents. Parfois, lors des repas, l’atmosphère devient tendue, ça se pique sur des problèmes d’argent, sur les études, les vacances ou les permissions refusées. Ça s’ostine sur la politique, l’avortement, la religion. Ça lève le ton. Jamais quand ils mangent du blé d’Inde. Ils ne seraient pas crédibles, avec un épi entre les mains, et leurs dents qui le rongent comme un castor ronge un bouleau. Quand tu manges du blé d’Inde, tu ne peux pas t’ostiner, t’es trop occupé à manger. Manger du blé d’Inde, c’est plus une activité qu’un repas. C’est un sport, un hobby. Faut être concentré. Alors ils parlent de sujets légers. De météo, de bouffe, des Expos. Et toutes les deux phrases, ils en reviennent au blé d’Inde : 

« Eille ! Il est vraiment bon, je vais en prendre un autre. T’es sûr, Stéphane, que tu n’en veux pas ?

— Non, merci !

— Tu sais pas ce que tu manques ! »

Et tout le monde prend un autre épi. D’habitude, ils insistent plus que ça pour que je mange la même chose qu’eux. Là, ils abandonnent rapidement. Au fond, ça doit faire leur affaire. Ça leur fait plus de blé d’Inde pour eux !

Je prends une bouchée de mon grilled cheese, et je souris. 

Ce midi, ce n’est pas Noël, ni Pâques, ni l’anniversaire de quelqu’un, pourtant c’est fête, à cause du blé d’Inde. Tous sont heureux de se le partager. Le pouvoir du blé d’Inde.

Pourtant, c’est niaiseux, du blé d’Inde. Ce n’est pas cher. Ce n’est pas rare. Ce n’est pas du foie gras ou du caviar. Ça porte un nom pas rapport. Blé d’Inde. Ce n’est pas du blé et ça ne vient pas de l’Inde. C’est du maïs. C’est ça, le bon mot. Mais une épluchette de maïs, c’est beaucoup plus plate qu’une épluchette de blé d’Inde.

Tout le monde s’essuie la bouche. Et ma mère transporte l’assiette avec tous les épis rongés. C’est fini. Ils ont tout dévoré. Ils sont contents. Comme s’ils avaient mangé des bouts d’été. Mon père s’allume une cigarette. La journée peut continuer. Mon frère me souhaite un bon après-midi et me sourit. Il a un morceau de blé d’Inde pris entre ses deux palettes. Je ne le lui dis pas. Il s’en va voir sa nouvelle blonde. Bonne chance !

Ces souvenirs d’été, ça ne s’oublie pas.

Chaque fois que je vois du blé d’Inde au marché, je pense à mon père qui aimait tant ça. Qui ne semblait jamais aussi détendu que lorsqu’il y en avait au menu.

J’ai presque envie d’en acheter même si je n’en mange toujours pas. Juste pour qu’il y en ait dans ma cuisine et que ça me rappelle papa.

Le bonheur est dans l’anodin.

Dans tous ces moments de rien où l’on est juste bien.

On est tellement entouré d’horreurs que le monde nous fait peur. On se demande ce qui va nous rassurer. Ce ne sont pas les politiciens. Surtout pas les présidents.

Il n’y a rien de rassurant ici-bas.

À part les gens qu’on aime. À part les gens qui nous aiment.

Profitez-en, pendant qu’ils sont là.

Bon week-end ! Bon blé d’Inde !

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