Chronique

Les hauts et les bas du juge Gascon

Cinq mois plus tard, Clément Gascon n’est toujours pas capable d’expliquer ce qui s’est passé le 7 mai.

Ce soir-là, la police d’Ottawa a diffusé un avis de recherche. Un juge de la Cour suprême était porté disparu. Sa famille était « inquiète pour son état de santé ».

Les rumeurs aussitôt… A-t-il été attaqué ? Souffre-t-il d’alzheimer ? Est-il toujours vivant ? Trois semaines plus tôt, il avait annoncé une retraite prématurée. Nommé à 54 ans en 2014, il quittait la Cour en septembre, à peine cinq ans après y avoir été admis. On ne le voyait pas rester au saint des saints jusqu’à 75 ans… mais 59 ?

On aurait dit l’intrigue d’un roman de John Grisham.

Une heure plus tard, on apprenait que Clément Gascon était « sain et sauf » dans un hôpital d’Ottawa.

Vendredi, dans son appartement montréalais, il est revenu avec nous sur sa carrière et sur ce que Churchill appelait son « chien noir », cet état dépressif et anxieux qui remonte en lui comme une marée funeste, depuis tant d’années.

Mais jamais comme ce jour de mai où elle a semblé tout emporter. Le deuil de sa carrière de juge, un changement de médication, une crise sans précédent… Il ne s’explique toujours pas cette journée noire.

« Quand j’ai parlé publiquement de mes problèmes de santé mentale, plusieurs m’ont dit que c’était courageux. Je ne crois pas que ce soit courageux. Il fallait donner des réponses. Il y avait trop de spéculations, elles atteignaient la Cour, des gens se demandaient si elle était fonctionnelle, si j’étais en état de rendre des jugements. Avec Richard [Wagner, le juge en chef], nous avons décidé de dire ce qu’il en était. On n’est pas pour se mettre à conter des mensonges. »

Le communiqué est donc sorti, où le juge Gascon disait vivre avec des problèmes d’anxiété et de dépression depuis une vingtaine d’années.

Quelques mots seulement, en forme d’explication plus que de confession. Mais quelques mots qui ont eu un retentissement auquel il ne se serait jamais attendu.

« De toutes les décisions que j’ai prises en 17 ans comme juge, c’est celle dont j’ai le plus entendu parler, et de loin. »

***

Premier de classe toute sa vie, Clément Gascon a été reçu au Barreau à 22 ans. Il s’est joint à ce qui était à l’époque un petit bureau, Heenan Blaikie. Il est devenu spécialiste du litige en droit du travail. On imagine mal cet homme fuyant les conflits se régaler des joutes à la cour, mais « dans la mesure où elle était civilisée », il a « adoré cette pratique ». « J’ai toujours eu en horreur le modèle de l’intimidateur, ou de l’agressif. Si les avocats savaient à quel point ils se tirent dans le pied en étant agressifs, à quel point ça indispose les juges, ça tombe sur les nerfs et ce n’est tellement pas impressionnant ! En cinq ans à la Cour suprême, j’ai vu plusieurs grands plaideurs, et ils ont tous en commun de présenter leurs arguments dans le respect. Ils peuvent être passionnés, bien sûr, mais sans dénigrer l’autre, sans sarcasme. »

Le chat roux vient me saluer. Il s’appelle Einstein.

« Pourquoi Einstein ?

— Il est vraiment idiot. »

***

C’est dans ce petit bureau que Pierre Trudeau est venu s’installer après sa retraite politique, ce qui n’a apporté aucun client, mais beaucoup de prestige. « Un homme très timide, qui ne se livrait pas, ne se mêlait pas aux gens. » Le contraire de Brian Mulroney, qui même à 80 ans passés brasse encore de grosses affaires chez Norton Rose, gère des clients, délecte les jeunes associés d’anecdotes…

On peut dire qu’il est parti à temps, pour être nommé juge à l’âge précoce de 42 ans, à la Cour supérieure. Roy Heenan aura le temps de voir son bureau exploser avant de mourir. Il résumait en un mot les raisons de la dissolution de ce bureau qui avait crû énormément : « cupidité ».

« Il avait raison.

— C’est symptomatique ?

— À part les grands bureaux d’avocats, qui sont une partie privilégiée du monde juridique, qui ont une clientèle d’affaires prête à payer 800 $ ou 900 $ l’heure, le milieu n’est généralement pas capable de rendre des services à des prix compétitifs. On va devoir retrouver la fonction sociale de l’avocat, rendre des services accessibles. Le système perd sa légitimité s’il n’est pas accessible, il est trop perçu comme une business. Les gens se représentent seuls dans 25 à 30 % des causes maintenant, ça ne va qu’en augmentant.

« La Cour suprême entend 75 causes par année. Des causes complexes. Ça ne nous empêche pas de limiter le temps de parole des avocats à une heure. Et leurs mémoires à 40 pages. On devrait pouvoir limiter les débats aux autres cours aussi. Je pense que le système est beaucoup trop patient. Des causes qui durent cinq jours quand elles devraient en durer deux, ça entraîne des coûts, et des délais pour tous ceux qui sont derrière. Le monde juridique n’est pas adapté à la réalité d’aujourd’hui. »

Quand la papetière Abitibi était au bord de la faillite, c’est Clément Gascon qui a présidé à sa restructuration. « J’ai dû rendre 100 jugements. On ne pouvait pas attendre, il fallait régler le problème, éviter qu’une usine ferme, peut-être un village au complet… »

Nommé juge par les libéraux en 2002, il a été nommé à la Cour d’appel en 2012 par les conservateurs, puis à la Cour suprême en 2014, encore par les conservateurs.

« Je ne suis pas un animal politique, je n’en ai jamais fait et je ne fais pas partie d’un réseau. »

Sauf que quand la nomination du juge Marc Nadon a été annulée, le nom de Clément Gascon s’est imposé : il ferait l’unanimité, il n’y aurait aucune controverse.

« Je n’ai jamais rêvé d’être juge à la Cour suprême et, de toute manière, c’est toujours un concours de circonstances. Plein de gens super compétents ne seront jamais nommés. Soyons honnêtes : si le juge Nadon était demeuré, je n’aurais jamais été nommé. »

***

Fausse modestie ? Pas vraiment. L’humilité est pour lui la vertu cardinale du juge. « L’humilité permet d’écouter, de s’ouvrir, de reconnaître qu’on ne sait pas tout, qu’on a besoin des autres. Juger, c’est un privilège et une responsabilité. » Mais il y a plus.

Si aux yeux du milieu juridique Clément Gascon est une star, à ses propres yeux, il n’est jamais tout à fait à la hauteur.

« J’ai passé ma vie à me sous-estimer. J’ai toujours trop travaillé. Je suis perfectionniste, et ce que ça veut dire, c’est que j’ai toujours peur de ne pas être tout en haut. Et c’est ça qui devient paralysant… Tu ne te laisses aucun répit. »

« Vous avez vécu une crise d’angoisse majeure, en mai, mais vous avez vécu avec l’anxiété toute votre vie adulte. Ça veut dire quoi, une crise d’anxiété ? »

Il prend une pause.

« C’est la peur…

— La peur de quoi ?

— La peur d’échouer, de décevoir, de ne pas être à la hauteur… Ça devient paralysant. Et c’est une spirale. Tu vois ça venir… Ce qui te prend une heure à faire, tu y mets deux heures. Alors tu coupes dans ton sommeil, de six à cinq, à quatre heures, parce qu’il y a du travail qui attend… Tu coupes dans les loisirs, dans l’exercice, tu t’isoles. Tu prends tes repas au bureau. Tu coupes tes repas. Alors que c’est le contraire qu’il faudrait faire : se changer les idées, décrocher, se reposer l’esprit. Mais tu n’es pas capable, tu veux faire plus, faire plus, faire plus… Et je n’en parlais qu’à ma femme, je gardais tout ça en dedans. »

Il est encore sous le choc des témoignages, par centaines, qu’il a reçus, de gens de tous les milieux, après avoir parlé publiquement de ses problèmes d’anxiété et de dépression.

« Partout autour de nous, des gens qui n’en parlent pas, des gens dans toutes sortes de position, vivent avec ça. J’ai gardé tous les messages. Je n’ai pas voulu devenir le poster child de l’anxiété. Mais je me rends compte qu’en m’ouvrant un peu, d’autres s’ouvrent aussi. Ça reste difficile, mais je pense que mon expérience a permis à quelques personnes de parler, de s’enlever ce fardeau qu’elles portaient en silence, d’aller chercher de l’aide. »

***

Quand on lui demande quelles causes ont été pour lui les plus marquantes, il cite Carter (l’aide médicale à mourir), Jordan (où il était dissident sur la rigueur nouvelle des délais), bien sûr. « Mais les causes les plus marquantes socialement ne sont pas forcément les plus difficiles juridiquement. L’affaire des puits orphelins [qui a donné préséance à une loi provinciale environnementale sur la loi fédérale sur la faillite, ce qui a entraîné d’énormes remous dans l’Ouest] était beaucoup plus compliquée. »

On aura compris que l’homme fuit la facilité…

***

Officiellement à la retraite de la Cour, il participe à des jugements dans les causes qu’il a entendues pour les six prochains mois. Après ? Ce n’est pas décidé.

« Et comment on s’en sort, de l’anxiété, comment on la surmonte ?

— Pour moi, c’est revenir à des choses tellement simples. Ma vie de famille. Marie-Michèle [Lavigne, sa femme, juge à la Cour du Québec]. De l’activité physique… »

Il revient d’un voyage en France, où il a monté à vélo le mythique mont Ventoux, une des plus redoutables ascensions cyclistes de l’Hexagone. Il n’y a pas de montagne assez haute pour Clément Gascon, apparemment.

Même quand il veut donner plus de place au plaisir, aux plaisirs « simples », ça passe par des cols étroits et des sommets venteux.

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