Relations professeurs-étudiantes

L’Université de Montréal fait son mea culpa

L’Université de Montréal reconnaît avoir toléré, faute de balises adéquates, des comportements « inacceptables » du professeur Jean Larose, parti à la retraite en 2011 à la suite d’une plainte pour attouchements et harcèlement sexuels qui a été rejetée. Un cas qui illustre, selon le recteur, les limites d’un processus disciplinaire « long, opaque, complexe », qui doit être changé.

Une enquête de Rima Elkouri

Des comportements « inacceptables » reprochés à Jean Larose

Allégations d’abus de pouvoir, d’inconduites sexuelles et de conflit d’intérêts… Quatre ex-étudiantes ont raconté à La Presse avoir subi ou été témoins de comportements inacceptables du professeur honoraire de l’Université de Montréal Jean Larose, parti à la retraite en 2011 à la suite d’une plainte qui n’a mené à aucune sanction.

Tout en soulignant que M. Larose a été blanchi par le comité de discipline, le recteur Guy Breton admet que dans ce dossier, l’Université de Montréal a, faute de balises adéquates, toléré une situation « inacceptable » et une certaine « omerta ». La direction a tenu à exprimer sa sympathie aux étudiantes lésées et veut faire en sorte que de telles situations ne se reproduisent plus (voir onglet 3).

Intellectuel de renom, auteur et ex-animateur à la défunte Chaîne culturelle de Radio-Canada, M. Larose, qui a enseigné à l’Université de Montréal de 1979 à 2011, qualifie ces allégations de « fabrications » et se dit victime d’une vengeance (voir onglet 4). « Je n’ai eu dans ma vie que des relations mutuellement, librement consenties. J’ai certes commis pas mal de péchés, mais jamais de crime », dit M. Larose.

M. Larose souligne que la plainte déposée contre lui en 2010 par une étudiante a été rejetée après enquête par le comité de discipline. Après examen d’une plainte pour agression sexuelle déposée contre lui par la même étudiante, le Service de police de la Ville de Montréal est arrivé à la même conclusion, ajoute-t-il.

Appelé à commenter les allégations recueillies par La Presse, faisant état d’autres plaintes déposées à l’Université de Montréal dès 2002 contre M. Larose et qui n’ont mené à aucune sanction, le recteur a dit que ce dossier illustrait les limites du processus disciplinaire actuel. « Ce cas-là – on n’en est pas fiers – est un exemple de ce qui ne marchait pas bien. Un exemple dont il faut tirer des leçons. C’est inacceptable. »

« On est tout à fait désolés pour les étudiantes qui ont eu à souffrir de cette situation », renchérit la vice-rectrice aux affaires étudiantes, Louise Béliveau. De tels abus peuvent avoir de lourdes conséquences, reconnaît le recteur. « Ça change une vie. Comme médecin, je comprends très bien et je sympathise à cent pour cent. »

Isabelle Gagnon ne voyait pas de raison de se méfier quand, vers la fin des années 90, le professeur Larose l’a invitée à s’asseoir sur le canapé de son bureau. Étudiante à McGill, elle avait voulu assister à son cours à l’Université de Montréal pour obtenir un autre éclairage sur son sujet de maîtrise. Après un cours du soir, le professeur a proposé de poursuivre la discussion dans son bureau.

En entrant dans son bureau, elle a remarqué le canapé géant qui y trônait. « Je trouvais ça étrange. C’était quasiment aménagé comme un deuxième appartement. Il y avait une petite atmosphère tamisée. »

Elle avait apporté des documents à soumettre au professeur. Il lui a fait signe de s’asseoir, se souvient-elle. « Il a fermé la porte derrière moi d’un mouvement naturel. Il s’est installé à côté de moi et on a commencé à discuter de Proust. »

Il a répondu à ses questions. Il ne l’attirait aucunement. « Mais voilà qu’au détour d’une réponse, boum ! Je n’ai rien vu venir et le voilà en train de m’embrasser. J’ai figé là ! Je ne m’attendais tellement pas à ça. Je me sentais assez nouille ! »

Elle était si surprise qu’elle se sentait incapable de bouger, dit-elle. 

« Pendant les quelques instants où j’étais complètement pétrifiée, il en a profité pour commencer à me caresser un petit peu et tenter sa chance de m’allonger sur le divan – ce qu’il n’a pas réussi à faire parce que j’ai commencé à retrouver mes esprits tranquillement. Mais il avait eu le temps d’introduire ses mains sous ma jupe. »

— Isabelle Gagnon

Elle se rappelle que le professeur lui a susurré sur le divan qu’il regrettait de ne pas se trouver dans un endroit plus privé. « Il m’a dit : “On aurait pu gémir à loisir.” »

« J’ai balbutié quelque chose qui voulait dire que je ne souhaitais pas que ça aille plus loin. »

L’étudiante, humiliée, se rappelle être partie en vitesse. « Je n’ai pas pensé porter plainte parce que ce n’était pas mon université. Aussi parce que, sur le coup, je me sentais extrêmement naïve de n’avoir rien vu venir. »

Aujourd’hui enseignante, Mme Gagnon se demande comment un professeur peut se sentir autorisé à agir de la sorte. « Pour lui, c’était comme si c’était naturel. Je donne une explication et il y a le dessert après ! »

M. Larose nie qu’une telle chose ait pu se produire.

***

Des années plus tard, Hélène Laforest ne voyait pas non plus de raison de se méfier quand elle a pris place dans le bureau du professeur Larose. C’était au printemps 2010. Elle avait 20 ans. Elle se sentait privilégiée d’avoir un cours de création littéraire avec Larose. Le professeur de 61 ans l’impressionnait, dit-elle.

Au fil des rencontres et des courriels, une tension et un malaise se sont installés. Après avoir suggéré à Mme Laforest de lui écrire pour parler de ses travaux, le professeur s’est mis à la complimenter de façon excessive sur son talent, à lui faire sentir qu’elle était unique, dit-elle. Au début, elle n’osait pas répondre, intimidée. Il a insisté en lui disant de n’écouter que son désir, soutient-elle. Il lui a dit qu’il reconnaissait en elle sa propre jeunesse et qu’il voulait l’aider. Il lui laissait comprendre qu’il était de ces gens influents capables de lui ouvrir des portes, dit-elle.

L’étudiante, qui rêvait d’écrire, a d’abord été flattée. Jusqu’à ce qu’elle réalise, dit-elle, que le mentorat proposé par le professeur était un levier pour la manipuler.

Dans son bureau, le professeur a commencé à lui faire des avances, se souvient-elle. « Il m’a déjà suggéré de me déshabiller, puis de danser dans son bureau. Je ne l’ai pas fait. »

Au terme d’une rencontre, l’étudiante dit que le professeur lui a mis la main aux fesses. « Il s’est mis à les pétrir. J’ai complètement figé. Ça m’a pris une éternité pour bouger de là. Il a ensuite glissé un doigt sur mon sexe, m’a empoignée par la boucle de ceinture pour me rapprocher, a plaqué sa main entre mes jambes. J’étais pétrifiée. Lorsque j’ai réussi à m’éloigner, il continuait de bouger sa main pour m’inviter à revenir. »

Confuse, Hélène Laforest n’a pas osé faire des reproches au professeur. Elle craignait de le décevoir et de compromettre son projet de roman qui lui tenait tant à cœur, dit-elle.

Lorsque M. Larose l’a invitée chez lui, à la fin du trimestre, elle y est allée dans l’espoir qu’il l’aide dans ce projet. N’ayant pas répondu à ses avances sexuelles et ayant souvent rappelé au professeur qu’elle était déjà en couple et fidèle, elle pensait naïvement qu’il avait compris le message, dit-elle.

Au cours de cette rencontre, le professeur l’a emmenée dans une chambre et l’a invitée à s’asseoir sur un lit, dit-elle. 

« Il m’a montré sa collection de coquillages… À un moment donné, il a décidé qu’il se penchait et qu’il mettait sa face dans mon décolleté. Il ne me donnait pas le choix. Il m’imposait sa personne. Je l’ai repoussé rapidement. »

— Hélène Laforest

Lorsqu’elle s’est résolue à lui faire des reproches, Hélène Laforest dit avoir compris qu’elle avait bel et bien été manipulée. « Quand je l’ai revu, il était vraiment froid. Il m’a livré des commentaires inutilement durs sur mon projet d’écriture. J’avais apporté d’autres pages pour lui. Il n’a pas voulu les prendre. Dans le fond, je n’étais plus intéressante à ses yeux. »

Après avoir pris conscience de ce qui lui était arrivé, la jeune femme a sombré dans un état dépressif. Elle avait des idées suicidaires, qui réapparaissent encore aujourd’hui.

Hélène Laforest a annulé le cours qu’elle devait suivre avec Jean Larose à l’automne 2010. Elle a déposé une plainte à l’université et une autre à la police. Les deux plaintes ont été rejetées. À l’université, on a toutefois offert à la plaignante, à sa demande, des services de psychothérapie. La plaignante a aussi suivi un cours d’autodéfense qui, dit-elle, a pu lui être remboursé par l’université à la suite d’une lettre de sa thérapeute dont nous avons obtenu copie.

Du côté du Service de police de la Ville de Montréal, la plainte a été jugée « non fondée ». On a estimé ne pas pouvoir faire la preuve de non-consentement. « Je trouvais que les enquêteurs avaient l’air de minimiser parce que je n’étais pas mineure. On sous-entendait que, comme j’étais adulte, j’aurais pu lui dire non. Mais c’était pas mal plus compliqué que ça ! Ils n’ont pas tenu compte du rapport de pouvoir. Et même si j’avais trouvé la force de dire non, sa main était déjà entre mes jambes, le mal était fait. »

Bien qu’elle reconnaisse avoir eu une attirance intellectuelle pour le professeur avec qui elle a eu une longue correspondance, la jeune femme n’a pas le moindre doute quant au fait qu’elle n’était pas consentante. Sept ans plus tard, elle dit se sentir hantée par cette histoire. « Il y a encore de la honte. Un sentiment d’injustice aussi. »

Pas la première plainte

Hélène Laforest n’était pas la première à porter plainte contre Jean Larose. En 2002, deux étudiantes se sont présentées au Bureau d’intervention en matière de harcèlement de l’Université de Montréal, à la suggestion de l’ombudsman. « On nous a dit qu’on ne pouvait rien pour nous, qu’il faudrait aller devant les tribunaux pour faire la preuve de notre non-consentement », raconte Mélissa Grégoire.

Quinze ans plus tard, l’ex-étudiante tremble encore quand elle en parle. « Il n’y a rien de plus pénible que d’avouer à ses proches et de s’avouer d’abord à soi-même qu’on a été abusée par un prof qu’on admirait, qu’on aimait. »

Dans la foulée du mouvement #moiaussi, son amie Sarah Rocheville a, sans consulter personne, dénoncé Jean Larose dans les médias sociaux. Mélissa Grégoire dit alors avoir été « replongée dans la noirceur » de ses 20 ans : difficulté à parler, à respirer, à travailler. 

« Larose ne m’a pas forcée à avoir des relations sexuelles avec lui, mais il a profité du fait que j’avais besoin d’être reconnue par lui, comme la plupart des étudiants qui attendent de leur professeur la confirmation qu’ils ont tout ce qu’il faut pour faire des études, penser et écrire. »

— Mélissa Grégoire

Jean Larose l’impressionnait, et elle craignait son jugement, dit-elle. « Étant professeur de création littéraire, il avait accès à mon intimité : il connaissait mes failles, mes désirs. Il s’insérait habilement, sournoisement dans tout cela, pratiquait une sorte d’“analyse sauvage” lors de rencontres individuelles qui se déroulaient dans son bureau. »

Dans les commentaires sur ses copies, le professeur faisait souvent allusion au désir que l’étudiante « réprimait », ce qui empêchait de « libérer » sa prose, se souvient-elle. Fort de son emprise psychologique, il lui a fait « accepter » des actes sexuels dégradants, dit-elle. « J’avais l’impression d’être sa pute. Cela a duré quelques sessions, parfois dans son bureau, parfois dans mon appartement, puis il m’a peu à peu laissé tomber pour une autre étudiante, puis une autre. En perdant son attention et son amour, je me suis mise à douter de moi, de ma valeur intellectuelle. Je me croyais unique, je découvrais que j’étais une parmi plusieurs, et je me suis retrouvée bien seule puisque notre relation m’avait discréditée auprès des camarades. »

Si elle et une autre étudiante qui a eu une expérience semblable avec le même professeur ont voulu porter plainte, c’est qu’elles ne voulaient pas que d’autres étudiantes connaissent le même sort, dit-elle. Elles avaient apporté des preuves de la relation malsaine qu’elles avaient eue avec Jean Larose, notamment des courriels qui, croyaient-elles, auraient pu servir à établir l’existence d’un abus de pouvoir ou, à tout le moins, d’un conflit d’intérêts.

« Ce professeur n’a jamais été reconnu coupable d’aucune faute, mais je sais qu’il est fautif, qu’il n’a pas tenu sa place, que je suis sortie de cette relation démolie, honteuse. » Cette malheureuse expérience l’a fait sombrer, pendant des années, dans la dépression et l’anxiété.

Le philosophe et travailleur social Jean Bédard connaît deux jeunes femmes, dont Mélissa Grégoire, pour qui la relation qu’elles ont eue avec Jean Larose alors qu’elles étaient étudiantes a eu un effet « destructeur ». Même si elles n’étaient pas mineures au moment des faits et que, dans leur cas, elles étaient consentantes, il ne fait aucun doute à ses yeux qu’elles ont subi une forme d’abus et de manipulation qui peut avoir des conséquences très sérieuses pour des jeunes vulnérables. « Du point de vue légal, il semble impossible d’incriminer les personnes en cause, en l’absence de code d’éthique pour les professeurs. La loi n’interdit pas de telles relations pourvu que le consentement soit assez clair et explicite. Mais du point de vue moral et du point de vue éthique, tous les codes d’éthique des professionnels expriment bien qu’au-delà de ce qui est strictement légal, il est immoral d’abuser de la fragilité de quelqu’un et d’un rapport d’autorité pour le manipuler à des fins sexuelles », souligne M. Bédard, qui a lui-même participé à l’élaboration de plusieurs codes d’éthique de professionnels, dont ceux des travailleurs sociaux et des psychologues.

M. Larose se croit victime de la vengeance de Mme Grégoire et de son entourage, qui tentent, dit-il, de le « détruire » en propageant des « infamies éhontées » et des « accusations sans fondement » à son sujet. Mme Grégoire dit que c’est faux. « Je n’ai organisé aucun complot. Je n’ai fait que répondre aux questions de La Presse. »

Selon M. Larose, l’ex-étudiante, avec qui il admet avoir eu une relation intime, ne lui a « jamais pardonné de ne pas l’aimer ». « Ça n’a jamais été une vraie relation. Et je crois que c’est ce qu’elle ne m’a pas pardonné. »

M. Larose dit qu’il n’a jamais utilisé sa position de professeur pour en faire un « outil de pouvoir » ou manipuler des jeunes vulnérables. S’il considère comme une « faute professionnelle » le fait de mêler des relations intimes et une relation pédagogique, il n’y voit pas une situation de conflit d’intérêts.

Selon Mme Grégoire, la défense de M. Larose ne fait que confirmer ce qu’elle avance. « Jean Larose reconnaît avoir eu une relation intime avec moi, qui n’a jamais été, dit-il, une “vraie relation”, puisqu’il ne m’aimait pas, ce qui confirme le fait qu’il s’est servi de son statut de professeur pour obtenir de moi des faveurs sexuelles. Alors, en ce qui me concerne, je ne vois pas en quoi mon “accusation” serait “sans fondement”. »

***

À la fin des années 90, Sarah Rocheville, aujourd’hui professeure à l’Université de Sherbrooke, dit avoir été témoin de ce qu’elle appelle « le désastre Larose » chez plusieurs étudiantes. « Ce que je lui reproche, c’est d’avoir érigé en système, session après session, un abus de pouvoir légitimé par son statut de professeur. »

« Ce cas me semble exemplaire et exceptionnel. Il n’y a pas de doute sur ce cas. Il n’est pas sujet à interprétation. Il n’y a pas lieu de se dire : est-ce que c’est un prof qui a eu une aventure avec une étudiante ? Non. Il y avait vraiment, pour lui, une mission pédagogique qui passait par le lit. »

Dans un texte publié en 2005 dans la revue Spirale, Larose observe que « l’écrivain se forme au lit autant que par l’écriture et la lecture ».

Le professeur écrit dans le même article : « Je ne suis pas sûr qu’il soit toujours mauvais pour un mineur de se laisser aimer par un adulte. Le danger augmente si lui-même commence à aimer. Son admiration pour le maître le propose à une pénétration ravageuse. »

À la suite de la publication de ce texte, les professeurs de littérature de l’Université de Montréal ont reçu dans leur casier un tract anonyme les invitant à un faux colloque dénonçant la « pédagogie dévastatrice » de Jean Larose. Le dépliant, qualifié de « diffamatoire » par M. Larose, citait des extraits de l’article de Spirale, qui étaient suivis de questions. « Qui est Jean Larose ? Pouvons-nous encore confier nos étudiants à cet individu ? »

Éric Méchoulan, directeur du département d’études françaises à l’époque, se souvient de ce tract. Au-delà des « bruits de couloir » faisant état de drague insistante, il n’a jamais reçu aucune plainte formelle au sujet de son collègue. « Rétrospectivement, je regrette beaucoup qu’on ne se soit pas plus mobilisés pour faire des vérifications, soit pour faire disparaître les bruits, soit pour les valider. »

Sarah Rocheville reproche à Jean Larose d’avoir profité de son statut de professeur de création littéraire pour manipuler les étudiantes les plus vulnérables. « Étant moi-même devenue professeure de création littéraire, je vois à quel point il est facile, par le truchement des transferts, de manipuler les consentements, de faire un chantage émotif, psychologique, qui détruit très vite la confiance des étudiants. »

« Pour moi, son comportement de professeur est inacceptable. Il constitue, à cause de son caractère répétitif, un abus de pouvoir et de confiance terrible. Pas parce qu’il a aimé une étudiante. Pas parce qu’il a couché avec une étudiante. Parce qu’il en a fait un système. »

— Sarah Rocheville

Comment se fait-il que l’Université de Montréal ait accepté une telle chose ? demande Sarah Rocheville. « Ma colère est aussi dirigée vers l’université qui a trop longtemps protégé ses professeurs. À la limite, je considère qu’elle a été facilitatrice. […] Il faut que les témoins dénoncent. »

Briser l’omerta

L’Université de Montréal fait son mea culpa dans le dossier de Jean Larose, parti à la retraite sans avoir été sanctionné pour les comportements « inacceptables » qui lui avaient été reprochés. Entrevue avec Guy Breton, recteur de l’établissement, et Louise Béliveau, vice-rectrice aux affaires étudiantes et aux études.

Comment expliquer que la plainte déposée contre Jean Larose en 2010 par une étudiante [pour attouchements et harcèlement sexuels] n’ait entraîné aucune sanction ?

Guy Breton : Parce qu’on est allés au bout des mécanismes dont on disposait à une certaine époque. Et manifestement, ces mécanismes n’ont pas permis de faire ce que vous évoquez. Il s’agit, vraisemblablement, d’une belle illustration des imperfections de ce que nous avions en place. D’où la nécessité de corriger les imperfections du processus de discipline qui est long, opaque et complexe.

Louise Béliveau : Le recteur et moi sommes arrivés en poste en 2010. À la suite de ce dossier, on a travaillé à modifier le processus disciplinaire.

Qu’est-ce qui a changé depuis ?

G.B. : La volonté de la direction de changer des choses. Mais les mécanismes sont les mêmes, à une nuance près : le comité de discipline inclut un cadre, ce qui n’était pas le cas avant.

Deux étudiantes ont voulu porter plainte contre Jean Larose en 2002. Elles se seraient adressées à l’ombudsman, qui les aurait orientées vers le Bureau d’intervention en matière de harcèlement de l’Université de Montréal (BIMH), où on leur aurait dit qu’il fallait plutôt aller devant les tribunaux faire la preuve de leur non-consentement. En avez-vous eu connaissance ?

L.B. : Nous n’étions pas là à l’époque. Ce que je peux vous dire, c’est qu’aujourd’hui, ce n’est pas cette réponse qu’elles auraient si elles se présentaient.

G.B : Quinze ans plus tard, le BIMH a développé son expertise. La société a changé aussi. L’expertise a changé. À l’époque, l’approche d’empathie dont nous parlons était peut-être moins là.

Comment expliquer que, malgré des plaintes en 2002, malgré des tracts dénonçant la « pédagogie dévastatrice » de Jean Larose en 2005, la direction de l’université n’ait pas cherché à savoir ce qui se passait ?

G.B. : Si on rejoue le film avec ces tracts, dans un environnement comme celui que nous souhaitons avoir en 2018, où il y a des balises, où tout le monde – les pairs, les étudiants, les associations, les cadres – a conscience que ce genre de comportements est inacceptable et répréhensible, je pense que le film, s’il était rejoué dans ce contexte-là, ne donnerait pas les mêmes résultats. Mais il n’y avait pas de balises. Il n’y avait pas de conscience collective. Chacun fermait les yeux. Ça a donné le résultat qu’on voit.

La loi 151 visant à combattre les violences à caractère sexuel dans les universités et les collèges vous oblige à adopter d’ici le 1er janvier 2019 une politique qui encadre les relations professeurs-étudiants. Qu’est-ce que ça va changer ?

G.B. : Qu’il y ait des balises, on voit ça très positivement. Parce que pour parler d’abus, il faut qu’il y ait une norme. Et pour qu’il y ait une norme, il faut la baliser.

En l’absence de balises, comment étaient gérées ces situations ?

L.B. : Auparavant, ces situations étaient gérées comme on gère les conflits d’intérêts. Les professeurs qui avaient une relation avec une étudiante devaient le déclarer dans les conflits d’intérêts.

Croit-on qu’il faudrait interdire ces relations ?

L.B. : Un groupe de travail se penche actuellement sur la question à l’Université de Montréal. Je peux vous dire que lorsqu’il y a une relation de pouvoir, ça devrait être interdit.

Vous estimez que l’amnistie qui permet d’effacer tout avis, sanction disciplinaire ou administrative après deux ans est une faille importante du processus…

G.B. : L’établissement est amnésique. On ne sait pas ce qui s’est passé en 2002. Or, on sait que dans ce type de dossiers, c’est surtout des récidivistes. C’est rarement une seule occasion. Cette notion de la connaissance de récidives est un élément clé auquel nous n’avons pas accès.

Qu’entend faire l’Université de Montréal pour que ces dossiers soient mieux gérés ?

G.B. : On ne veut plus d’amnistie. On va lever le délai de prescription pour ces plaintes [qui est de six mois en ce moment]. Et sensibiliser tout le monde. Là, on est dans une habitude de silence. Tout le monde est silencieux. Il faut changer ça.

Si le directeur du département, si les pairs, si les associations étudiantes étaient conscients que la direction de l’université ne tolérait pas ça, nous en aurions été informés et l’issue des choses aurait peut-être été différente. C’est une espèce d’omerta, où personne ne parle, parce que les moyens d’intervenir dans de tels cas ne sont pas clairs. Il faut que l’on travaille tous ensemble à changer les choses pour que cela ne se reproduise pas. Si on ne change rien, cela va se reproduire. Et nous ne voulons pas ça.

* Les questions et les réponses ont été synthétisées par souci de clarté.

« Des fabrications »

Jean Larose se défend

Jean Larose qualifie de « fabrications », résultant d'une « haine organisée en groupe » les allégations d'abus de pouvoir, d'inconduites sexuelles et de conflit d'intérêts avancées par d'ex-étudiantes.

« Je n’ai jamais fait usage de pression, de chantage, de quelque procédé ou manœuvre psychologique pour forcer le consentement de personnes vulnérables. »

M. Larose nie catégoriquement avoir embrassé, caressé et tenté d’allonger sur le canapé de son bureau une étudiante, qu’il connaissait à peine, invitée à poursuivre la discussion avec lui après un cours. « Ce n’est jamais arrivé. C’est impossible. Comment je pourrais faire une chose pareille ? Incroyable ! »

En plus de 30 ans de carrière, M. Larose dit n’avoir jamais agi de la sorte avec quiconque. « En plus, j’aurais fait ça avec quelqu’un que je ne connaissais pas bien ? Vous vous rendez compte ? »

M. Larose reconnaît toutefois avoir déjà posé un geste à l’endroit d’Hélène Laforest, l’ex-étudiante qui a déposé une plainte contre lui à l’automne 2010. Mais il estime que le contexte pouvait lui laisser croire que ce geste « unique », posé alors que l’étudiante était dans son bureau, était désiré. « J’ai essayé de la toucher au sexe. Et là, elle a reculé. J’ai reculé. Et ça s’est arrêté. Ça doit être ce qu’on appelle une avance sexuelle non désirée. Mais une avance sexuelle non désirée… »

« Si on essaie d’embrasser une femme et qu’elle refuse, voilà une avance sexuelle non désirée. Si j’insiste et que je recommence, là, ça devient du harcèlement. Et c’est ce qui n’a pas eu lieu. »

— Jean Larose

M. Larose nie avoir demandé à Mme Laforest de se déshabiller ou avoir posé tout autre geste déplacé en sa présence. Le fait d’avoir suspendu le mentorat qu’il avait d’abord proposé à l’étudiante n’a rien à voir avec les reproches qu’elle lui a faits, soutient-il. Il croit plutôt que la jeune femme, qui avait une ambition d’écriture, est devenue « très désagréable, très agressive » le jour où il lui a dit qu’elle en avait encore pour longtemps avant de pouvoir publier. « Je lui ai dit qu’elle était un être de ressentiment. »

M. Larose souligne que, après enquête, auditions par le comité de discipline et examen d’une longue correspondance par courriel entre lui et la plaignante, la plainte déposée contre lui a été rejetée. « J’ai été assez con pour faire ça. J’ai été blanchi à cause du contexte. » Le Service de police de la Ville de Montréal est arrivé à la même conclusion, ajoute-t-il. « Il n’y a pas eu d’autres gestes, il n’y a pas eu d’autres plaintes. Il n’y en a jamais eu avec personne d’autre. »

Le professeur dit s’être défendu devant le comité de discipline de l’université en invoquant la longue correspondance que la plaignante avait elle-même déposée en preuve. « J’étais très content qu’elle le fasse parce que ça montrait comment ça s’était passé précisément et que le geste qu’elle me reprochait – je parle d’un geste unique qui n’a pas été poursuivi – était pris dans un contexte. C’était un contexte de familiarité sur les choses sexuelles qui donnait au geste que j’avais posé, sinon une justification, du moins une vraisemblance, une explication. »

Le professeur à la retraite s’est dit stupéfait d’apprendre que son dossier était considéré par le recteur comme un cas exemplaire du système qui a mal fonctionné. Il se rappelle toutefois que, dans le jugement rendu par le comité de discipline, il y avait une réflexion en ce sens. « On disait qu’étant donné qu’il n’y avait pas de code d’éthique qui avait été adopté à l’Université de Montréal, un certain nombre de choses qui étaient reprochées ne pouvaient pas être prises en compte. »

«  J’ai toujours eu le plus grand respect pour les femmes en général », soutient-il.

« Le langage emprunté pour me décrire fait que je deviens un Weinstein de l’université. Je deviens un monstre, un Barbe-Bleue. C’est la preuve que ce sont des inventions, des fabrications. »

— Jean Larose

Selon M. Larose, ces allégations découlent d’une « vieille rivalité littéraire » avec l’écrivain Yvon Rivard, conjoint de Mélissa Grégoire, une des ex-étudiantes avec qui il a eu une relation intime et qui, selon lui, ne lui a jamais pardonné de ne pas l’aimer. Rivard est aussi l’auteur de l’essai Aimer, enseigner (Boréal, 2012), un livre, récompensé par le Prix du Gouverneur général, où il dénonce la « prédation sexuelle » pratiquée par des professeurs.

« Avec ce que vous m’apprenez, je m’aperçois que cette femme et ses amies, armées des thèses de Rivard, profitent de la vague #moiaussi pour assouvir contre moi une vengeance qui n’a rien à voir avec l’abus, le harcèlement ou l’agression sexuels. » [Les trois ex-étudiantes citées au début de notre enquête ne se connaissaient pas avant que Jean Larose ne soit dénoncé dans la foulée de #moiaussi, l’automne dernier.]

M. Larose estime que la lecture que l’on fait de son texte de Spirale « À corps perdu, corps défendant » – en y voyant un discours pour justifier pédagogiquement l’abus – est erronée. « Quelle folie – ou quelle malhonnêteté ? »

Selon lui, il s’agit là d’une « interprétation à contresens », dans le but de l’incriminer, issue du livre Aimer, enseigner d’Yvon Rivard. Il croit que Mélissa Grégoire est la muse des thèses de Rivard à son sujet. « C’est également dans ce livre que se trouvent développées les thèses de mon “abus de pouvoir érigé en système”, de mon “exploitation de jeunes gens vulnérables”, etc. »

L’article de Spirale est un « essai littéraire », dit-il, et « nullement l’exposé d’un programme pédagogique de la connaissance par le sexe ». « C’est même le contraire : j’approuve, du début à la fin, l’opinion de Socrate, selon qui, si le désir est normal entre maître et disciple, le fait de céder à ce désir ne peut que nuire à la transmission de la connaissance. »

M. Larose nous a invitée à consulter l’écrivaine Ginette Michaud et le philosophe Georges Leroux, qui faisaient partie du conseil d’administration de Spirale en 2005, afin de voir si l’interprétation incriminante de son texte avait « le moindre bon sens ».

« Si je trouve l’argumentation de ce texte, démesurément long, souvent confuse et maladroite, je n’y vois rien qui justifie l’“abus” du maître, bien au contraire. »

— Ginette Michaud, précisant qu’il fallait tenir compte de l’ensemble du texte

« Jean Larose milite explicitement contre le recours non seulement programmé, mais explicite à la relation sexuelle dans un lien pédagogique. Il dit au contraire qu’elle est destructrice de la sublimation, c’est-à-dire qu’elle empêche les jeunes de sublimer leur idéal », a renchéri M. Leroux.

Grand ami de Jean Larose, M. Leroux voit en lui l’intellectuel le plus brillant de sa génération. N’ayant pas eu connaissance des allégations qui contredisent cette lecture du texte de Spirale, il n’a pas souhaité les commenter.

Yvon Rivard persiste et signe

L’auteur Yvon Rivard se défend d’avoir fait une lecture à contresens du texte de Larose « À corps perdu, corps défendant » (Spirale, 2005), qu’il analyse dans son essai Aimer, enseigner (Boréal, 2012). « Après avoir avoué, dans ce texte, qu’enfant il a été violé par un prêtre, et reconnu que “huit ou neuf adultes ont vaguement couché avec lui quand il était mineur”, Larose écrit qu’il n’est “pas sûr qu’il soit toujours mauvais pour un mineur de se laisser aimer par un adulte” et se demande “si nous devons vraiment regretter l’ancien étudiant qui après tout était un attardé sexuel, en bonne voie de névrose obsessionnelle”. Si j’ai mal lu ce texte qui salue “une nouvelle culture sans sublimation” et “le maître vagissant dans le trou qu’il fait au disciple”, pourquoi Larose, polémiste redoutable, n’a-t-il pas corrigé mon interprétation, dans laquelle je n’ai jamais dit que l’auteur était lui-même un “prédateur sexuel” ? »

Rivard remarque que Larose a, dix ans plus tard, publié une version différente de ce texte dans son recueil Google goulag (Boréal, 2015). Les citations controversées avaient disparu. « Pourquoi a-t-il expurgé son texte des éléments incriminants quand il le reprend dans Google goulag, où il dénonce tout à coup la “révolution libidinale universelle” ? »

L’auteur précise finalement que « les “muses” qui ont inspiré Aimer, enseigner sont plus nombreuses qu’il [Larose] le croit ».

Les relations profs-étudiants en pleine lumière

Les langues se délient et les dénonciations se multiplient. Au Québec, avec l’adoption du projet de loi 151, l’encadrement des relations entre professeurs et étudiants est plus que jamais d’actualité.

Nouvelles directives à Concordia

Après avoir déclenché une enquête à la suite d’allégations concernant des professeurs de création littéraire qui auraient eu des relations sexuelles avec des étudiantes et auraient abusé de leur autorité, l’Université Concordia vient de se doter d’une nouvelle politique qui oblige tout enseignant qui a une relation intime avec un étudiant à la divulguer par écrit et à se retirer complètement de ses fonctions professionnelles liées à cet étudiant.

« Étant donné l’inégalité du pouvoir qui existe dans le milieu de l’enseignement supérieur, l’Université décourage le plus vigoureusement qui soit toute relation consensuelle romantique ou sexuelle entre les enseignants et leurs étudiants. Les relations de ce type constituent à tout le moins un conflit d’intérêts réel ou apparent et devraient être évitées », a indiqué le vice-recteur Graham Carr, dans un communiqué.

Politiques obligatoires en chantier

Le projet de loi 151, adopté par Québec en décembre 2017, oblige toutes les universités et les collèges à se doter d’ici le 1er janvier 2019 d’une politique pour prévenir et combattre les violences à caractère sexuel. Cette politique devra inclure un code de conduite régissant les cas où une relation intime a lieu en même temps qu’une relation pédagogique ou d’autorité. Il faudra encadrer toute situation qui risque de nuire à l’objectivité et à l’impartialité requises dans la relation pédagogique ou encore de favoriser l’abus de pouvoir ou la violence à caractère sexuel. Cette politique devra être révisée et suivie par un comité permanent composé d’étudiants, de dirigeants et de membres du personnel.

Interdiction illusoire

Plutôt que d’interdire les relations amoureuses professeurs-étudiants, il vaut mieux établir des balises, croit Christine Grou, présidente de l’Ordre des psychologues du Québec. « Si vous interdisez aux gens de tomber amoureux, ils vont tomber amoureux pareil », dit-elle.

« Compte tenu du fait que c’est impossible d’empêcher les gens de tomber amoureux, il faut avoir des balises et des paramètres clairs pour savoir quoi faire si ça se développe. Des fois, on est mieux d’aller dans une approche de minimisation des risques – en obligeant par exemple par une politique les professeurs à déclarer toute relation et à se retirer de tout lien professionnel avec un étudiant. »

Il faut aussi favoriser une culture institutionnelle qui offre des « facteurs de protection ». « Lorsque quelqu’un se sent lésé, abusé, qu’il vit une injustice ou doit se protéger d’un risque réel ou d’un danger potentiel, il faut qu’il y ait des instances qui puissent intervenir. »

Risques bien réels

Les méfaits potentiels d’une relation intime professeur-étudiant peuvent faire contrepoids aux bienfaits généralement associés à une relation amoureuse, souligne Christine Grou, présidente de l’Ordre des psychologues du Québec. « Il y a un haut risque de subjectivité dans l’évaluation, dans une éventuelle attribution de fonction de charge de cours ou d’un poste de professeur, dans la progression d’une carrière. Il y a un risque pour la crédibilité du professeur, celle du département et celle de l’organisation si on est incapable d’assurer l’objectivité nécessaire. Il y a aussi un risque pour la crédibilité de l’étudiant ou l’étudiante et un risque de porter atteinte à son estime de soi. »

Congédié pour une relation amoureuse

En mai 2017, un arbitre du travail a donné raison aux arguments de l’État québécois, qui avait congédié un professeur de 36 ans d’un institut postsecondaire qui fréquentait son étudiante de 31 ans et qui a eu des relations sexuelles avec elle dans les locaux de son employeur. Le professeur avait fait valoir qu’il s’agissait d’une relation entre adultes consentants. Malgré tout, le tribunal d’arbitrage a conclu que le congédiement était justifié. On a jugé que le professeur s’était incontestablement mis en situation de conflit d’intérêts, qu’il ne pouvait exercer ses fonctions avec impartialité et qu’il n’avait pas agi selon les normes éthiques attendues dans la fonction publique.

Université Columbia : trois femmes, un même pattern

L’automne dernier, trois femmes ayant fréquenté l’Université Columbia pour leur doctorat ont dénoncé un éminent professeur d’histoire, William V. Harris, qu’elles accusent de harcèlement sexuel étalé sur 30 ans. La première plaignante dit avoir été harcelée par le professeur dans les années 80. La deuxième, dans les années 90. Et la troisième, en 2014. Une poursuite a été déposée contre le professeur par cette dernière étudiante. Le professeur, d’abord suspendu, a finalement pris sa retraite en décembre 2017 dans le cadre d’une entente conclue avec la plaignante.

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