Chronique

Le cri du cœur d’une lectrice avertie

Dominique Demers est une grande lectrice devant l’Éternel. C’est aussi l’auteure de dizaines de livres pour enfants. C’est même une spécialiste du sujet. Elle a enseigné à de futurs enseignants, a fait la tournée de dizaines d’écoles, a donné des millions de conférences sur la lecture et les enfants. Au fil d’années de recherches, elle a développé des théories, non seulement sur la façon d’aider les enfants de 3 à 8 ans à apprendre à lire, mais sur celle dont ils peuvent goûter à sa magie, y trouver du plaisir et s’y découvrir une identité de lecteur.

Malgré cela, Dominique Demers trouvait qu’elle n’en faisait pas assez. Le besoin d’aller plus loin dans cette cause qui lui tient à cœur la démangeait depuis longtemps. Elle a imaginé toutes sortes de scénarios, a appelé un peu partout en ville, à la Fondation Chagnon, aux gens du Lab École.

À travers ses démarches, Dominique Demers caressait un rêve fou : celui d’un livre gratuit, accessible à tous les enfants dont les parents n’ont pas les moyens de leur acheter un livre ni de leur lire une histoire.

Sachant, pour avoir consulté les statistiques, que 60 %, voire peut-être 70 % des enfants au Québec ne se sont jamais fait lire une histoire, Dominique rêvait de leur en fournir l’occasion. Et grâce à la maison d’édition Dominique et Compagnie, qui, en passant, n’est pas son entreprise, mais celle de Dominique Payette, fille de l’éditeur Jacques Payette, son rêve est devenu réalité le week-end dernier.

Vingt mille exemplaires de L’été de la Petite Baleine, un livre pour enfants écrit par Dominique Demers et illustré par Gabrielle Grimard, ont en effet été offerts dans toutes les librairies indépendantes du Québec non pas gratuitement, mais à 1 $, pour montrer que le livre a une valeur et le geste d’en acheter un aussi.

« Au départ, il y a trois ans, quand j’ai imaginé le projet avec mon éditrice, on se disait que 20 000 exemplaires, c’était peut-être trop ambitieux. On avait peur de ne pas les écouler. Mais on a décidé de tenter l’aventure même si elle était coûteuse et a nécessité le soutien d’une page complète de commanditaires. »

Un phénomène inquiétant

Le samedi 2 juin dernier, Dominique Demers était attendue à la librairie Pantoute de Québec pour lire son livre et se prêter à une séance de signatures. À 10 h, en arrivant sur les lieux, elle a appris avec stupéfaction que tous les exemplaires à la librairie s’étaient écoulés en moins d’une heure. Et pas seulement à Québec, dans toutes les librairies indépendantes de la province.

« Sur le coup, ça m’a ravie, raconte Dominique Demers. Ce n’est qu’en y repensant, ce soir-là, que ça m’a profondément déprimée lorsque j’ai réalisé à quel point ce tout petit évènement disait quelque chose de terrible et d’inquiétant sur notre société », raconte l’auteure.

Pourquoi tant de chagrin ? Parce que beaucoup de parents attirés par ce cadeau de la lecture à 1 $ n’ont pu mettre la main sur un exemplaire. Dominique était triste de les avoir déçus. Elle était encore plus triste d’apprendre qu’un nombre anormalement élevé de professeurs du primaire s’étaient prévalus de l’aubaine, beaucoup d’entre eux achetant une trentaine d’exemplaires à la fois.

« Les choses vont si mal dans les bibliothèques scolaires au primaire que les profs étaient prêts à faire la file un samedi matin et à payer de leur propre poche 20 ou 30 exemplaires. Et ne croyez surtout pas qu’ils vont être remboursés. Ils ne le seront pas ! »

— Dominique Demers

Lorsque je lui fais valoir que ce déploiement est la preuve que les ratés du système scolaire québécois n’ont pas complètement éteint le cœur ni le dévouement du corps enseignant, elle est d’accord. « Je le sais, s’écrie-t-elle. Je les connais, ces enseignants, et je sais à quel point ils veulent bien faire. Tout ce qu’ils demandent, c’est des outils pour mieux enseigner aux enfants, et on ne leur en donne pas. »

Dominique Demers estime que le livre pour enfants au Québec a connu un âge d’or et a profité des largesses de l’État pendant plusieurs années. Mais selon elle, les choses se sont dégradées lorsque l’État a abandonné la lecture au profit de l’informatique.

« Le jour où on a décidé d’informatiser les écoles, les sous destinés à la lecture, qui est à la base de l’enseignement au primaire, se sont envolés. À mon avis, c’est une grave erreur qui a eu pour résultat de former non plus des lecteurs autonomes, libres et puissants qui ont goûté à la magie de la lecture et ne peuvent plus s’en passer, mais des générations d’analphabètes fonctionnels ou de jeunes qui n’ont aucun intérêt ou appétit pour la lecture. Or ce n’est pas pour rien que le slogan de notre campagne était “Lire pour emmieuter le monde”. La lecture nous aide à devenir de meilleurs humains. Elle enrichit notre imaginaire. Et c’est avec cet imaginaire bien nourri qu’on repense la société et qu’on invente des solutions pour demain. »

Dominique Demers n’est pas contre le projet de Lab École piloté par Ricardo, l’architecte Pierre Thibault et Pierre Lavoie, le prêtre de l’activité physique. Mais elle déplore amèrement que le souci de la lecture et des livres en soit absent. « Je veux bien qu’on apprenne à mieux manger et à bouger suffisamment, mais pas en oubliant que l’essentiel à l’école, c’est d’apprendre à lire, à écrire et à compter. Il y a 30 ans, quand j’étais journaliste à L’actualité, j’avais fait un reportage sur les bibliothèques scolaires qui criaient au secours. Trente ans plus tard, rien n’a changé ! C’est décourageant. »

Dominique Demers a appelé les gens du Lab École en proposant ses services pour imaginer une bibliothèque plus accueillante et ouverte où les livres seraient accessibles et disposés à hauteur d’enfant à la grandeur des écoles. On ne l’a jamais rappelée.

Mais Dominique Demers ne perd pas espoir. Sa campagne de livres magiques à 1 $ lui a fait voir que la lecture n’était pas morte et que si toute la société se mettait à l’encourager, les choses changeraient. Elle croyait naïvement qu’une fois son rêve d’un livre gratuit assouvi, elle se calmerait. Mais le rêve de ramener la lecture au cœur de la vie des enfants est son nouveau rêve. Elle ne se calmera pas tant qu’elle ne l’aura pas vu se réaliser. 

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