POLAR DAN VYLETA

L’observateur tranquille

Fenêtres sur la nuit

Dan Vyleta

Traduit de l’anglais par Dominique Fortier

Alto, 592 pages

En librairie mardi

4 étoiles

Il y a tellement de minutie dans la construction, tant de détails dans la description, que lire un roman de Dan Vyleta, c’est entrer dans un (autre) monde qui, bien que d’encre et de papier, semble palpable et bien réel.

C’est le cas de Fenêtres sur la nuit, un thriller atmosphérique, à la limite de la claustrophobie, qui se déroule à Vienne, en 1939, alors que les nazis viennent d’annexer l’Autriche à l’Allemagne.

On y retrouve le docteur Anton Beer, qui y vit dans un immeuble où il reçoit aussi sa clientèle. Le roman s’ouvre alors qu’il est appelé à rendre visite à une jeune voisine souffrant de… En fait, souffre-t-elle vraiment de quoi que ce soit ?, se demandera le médecin. Et le lecteur.

C’est elle, Zuzka, qui « initiera » le praticien à la « faune » locale. Les autres habitants de l’immeuble que, la nuit, elle observe de sa fenêtre. Le clin d’œil que le titre français fait à Rear Window (Fenêtre sur cour) d’Hitchcock n’est pas innocent.

D’autant que l’un de ces voisins est possiblement un meurtrier en série. Au docteur Beer, également formé en psychologie juridique, de tenter de l’identifier.

Ce pourrait être un roman policier classique. L’écriture et le style de Dan Vyleta en font beaucoup plus qu’un simple page-turner. Fenêtres sur la nuit est un roman qui hante celui qui y plonge. Un roman qui puise à la source de l’étrange. Qui joue avec l’horreur, l’Histoire et l’horreur dans l’Histoire. Qui met le lecteur sous tension. L’emprisonne sous une chape de paranoïa. Le dépayse en lui présentant des personnages singuliers, originaux.

Cela, en ces temps où la botte nazie se faisait plus lourde, présente. Et n’allait pas tarder à écraser l’Europe.

« Je voulais écrire un roman traitant de la période nazie mais sans uniformes, sans l’imagerie spontanément associée à ces temps, sans les symboles de l’horreur, les noms que nous connaissons tous. Je désirais raconter ces gens qui se lèvent le matin, préparent leur café, vivent dans l’ordinaire… ou plutôt en s’accrochent à l’ordinaire qui, petit à petit, leur échappe alors que s’élève l’horreur », explique Dan Vyleta, joint à Stratford-upon-Avon, à un jet de pierre « de l’église où Shakespeare a été baptisé et où il est enterré ».

LA MÉMOIRE DANS LE SANG

Fils d’immigrants tchèques, le romancier a grandi en Allemagne mais, historien de formation, il s’installe là où le travail l’appelle. Il enseigne en ce moment à l’Université de Birmingham, mais a vécu un temps au Canada. C’est d’ailleurs au Nouveau-Brunswick qu’il a écrit ce roman-ci, s’inspirant de l’appartement qu’il occupait à Vienne lorsqu’il rédigeait sa thèse de doctorat, publiée sous le titre Crime, Jews, and News – Vienna 1895-1914. La période est antérieure à celle où se déroule Fenêtres sur la nuit mais les préoccupations sont semblables.

« Si vous êtes originaire d’Europe centrale, comme je le suis, vous ne pouvez être indifférent à ce qui s’est passé [lors des deux guerres mondiales]. » — Dan Vyleta

Mais s’il utilise la fiction pour revenir sur ces conflits et leurs victimes, il varie quand même les temps et/ou les lieux.

Pavel & I, son premier roman, se passait à Berlin durant l’hiver 1946-1947. Un après-guerre qu’explore aussi The Crooked Maid, qu’Alto publiera en français au mois de juin et où l’on retrouve, à Vienne, certains personnages peuplant Fenêtres sur la nuit. « Le livre était terminé mais ils sont restés avec moi, et je devais découvrir ce qui leur était arrivé » après que la Seconde Guerre mondiale est passée sur eux.

« Découvrir » est vraiment le bon terme : Dan Vyleta est de ces gens de lettres qui ne savent pas exactement dans quelle direction ils vont aller. Qui font des recherches exhaustives pour saisir les temps et les lieux. Modèlent des personnages et leur passé. Puis, les jettent dans l’arène. Et les suivent. « Honnêtement, je ne suis pas assez brillant pour avoir prévu au départ tous les revirements et surprises qu’on trouve dans ce livre », s’amuse celui qui s’ennuierait à coucher sur papier un récit prêt, point par point, dans sa tête.

LE MONSTRE EN EUX, EN TOUS ?

Période oblige, les personnages qu’il a créés pour Fenêtres sur la nuit sont plongés dans le glauque. L’horreur pointe. L’adopteront-ils ? La combattront-ils ? « Nous pouvons tous devenir des monstres, c’est cela que j’avais envie d’explorer. Cette lente séduction qui se fait pour de “bonnes” raisons. Le bien de la famille. La carrière. Ou parce qu’il faut bien manger. » Et de s’approcher, petit à petit, de l’innommable. Ou, au contraire, de « se lever et mourir pour quelqu’un d’autre ».

Dan Vyleta explore tout cela à travers des personnages qui, tous, ont des secrets. Portent des masques. Et quand ils tombent, wow !

Il en a la liberté puisqu’il jongle avec la fiction et les faits : les habitants de Fenêtres sur la nuit sont entièrement siens ; mais autour d’eux, tout le reste est coulé dans… l’Histoire. Il met cela en relief grâce à des vignettes-chocs soigneusement choisies et placées sur le parcours du lecteur.

Ainsi, chaque chapitre de la partie intitulée « Tueurs » s’ouvre avec la brève histoire d’un criminel notoire ; « Merveilles » relate des cas dans lesquels semblent s’entrelacer paranormal et psychologie ; « Crétins » se penche sur les crimes nazis contre les déficients intellectuels. Autant de « seuils » qui donnent un ton, une couleur, une direction aux pages de fiction sur lesquelles ils donnent.

« Ces faits sont tellement énormes, sensationnels, que ce que j’imagine après n’en devient que plus plausible pour le lecteur – avec qui j’établis ainsi une forme de dialogue », explique Dan Vyleta qui s’est franchement amusé, dans ce livre, à mêler les genres. Un peu à la manière de ces écrivains du XIXe siècle qu’il admire et qui, de Dickens à Dostoïevski, utilisaient un meurtre, une enquête, un mystère pour mettre en présence des personnages qui, autrement, ne se seraient pas rencontrés.

Et une fois qu’ils sont en présence les uns des autres, Dan Vyleta les observe, les laisse aller, scrute leurs comportements et leurs relations. Ce faisant, « [il] cherche l’humanité. L’humanité de la situation, l’humanité dans la peur, dans l’agir, dans le combat ».

Ces « fenêtres sur la nuit » s’ouvrent sur tout cela. Se claquent aussi. Au fil des revirements et révélations avec lesquels le romancier, observateur tranquille (et amusé), bouscule le lecteur.

Extrait

Fenêtres sur la nuit, de Dan Vyleta

« Il n’avait pas tout à fait fini de s’habiller quand il entendit frapper à la porte. Il était onze heures et quart, trente minutes plus tôt que l’heure convenue. Il ouvrit rapidement, une réprimande au bord des lèvres, puis s’empourpra en découvrant que la personne qui se tenait devant lui n’était pas celle qu’il attendait.

— Qu’y a-t-il ? marmotta-t-il, tentant d’atténuer son impolitesse par une ombre de sourire.

— C’est la jeune fille, Herr Doktor, dit la femme en le dévisageant et en lorgnant avec une curiosité non déguisée l’entrée de l’appartement qui lui servait aussi de cabinet. Mais je vois que vous êtes habillé pour sortir. »

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