ANALYSE  Laïcité

Legault surpris par la fronde

QUÉBEC — Chaînes humaines de protestataires à Montréal, désaveu percutant du « sage » Charles Taylor, le Québec conspué dans la presse internationale : les réactions au projet de loi de François Legault sur le port de signes religieux ont atteint une intensité qui surprend même le gouvernement.

Et, c’est inévitable, l’agressivité ambiante a percolé jusque dans les échanges à l’Assemblée nationale. Hier, le toujours affable Pierre Arcand a haussé le ton : « Est-ce que vous êtes vraiment digne de la fonction de premier ministre ? », a-t-il décoché à un François Legault visiblement atteint. « Je ne descendrai pas aussi bas que le chef de l’opposition », a rétorqué M. Legault, ajoutant que Pierre Arcand ne nous avait pas « habitués à ça ». Plus tard, il a demandé à ses conseillers s’ils se souvenaient de la moindre friction personnelle avec M. Arcand dans le passé.

En fait, la sortie percutante du chef libéral a surpris même ses collègues du caucus libéral ; elle n’avait pas été prévue à la réunion de la période des questions. Mais il était clair qu’elle se retrouverait dans les bulletins de nouvelles.

« René Lévesque avait toujours refusé de bâillonner l’Assemblée nationale lorsqu’il a été question des droits fondamentaux des Québécois. La triste réalité, c’est que, contrairement à lui, vous méprisez ceux qui ne pensent pas comme vous. Vous dites même aux futurs enseignants : “Si vous n’êtes pas contents, allez voir ailleurs !” », a renchéri Pierre Arcand.

Les adversaires étaient jusqu’ici dispersés. Ils se rassembleront ce matin. Dans un point de presse, un député de Justin Trudeau, Anthony Housefather, un représentant du Parti libéral du Québec, David Birnbaum, élu dans D’Arcy-McGee, le maire de Côte-Saint-Luc, Mitchell Brownstein, celui de Hampstead, William Steinberg, le conseiller de Notre-Dame-de-Grâce Marvin Rotrand et Angela Mancini, de la commission scolaire English-Montréal, martèleront leur opposition au projet de loi et, surtout, leur intention de ne pas l’appliquer.

C’est le même maillon faible qui a vite été identifié par l’ex-maire de Montréal Denis Coderre. « Est-ce que c’est applicable ? », demandait-il hier. Il avait été opposé dans le passé à la charte des valeurs de Bernard Drainville et au projet de loi 62 du gouvernement Couillard.

L’absence de sanctions prévues au projet de loi, évidente, a vite été mise en relief. Ceux dont le métier est de rédiger de tels projets de loi y voient bien d’autres silences. On n’y trouve aucune définition de « signe religieux » – la petite croix que vous a donnée votre grand-mère est-elle visée ? a d’ailleurs demandé la députée Hélène David, qui a clairement choisi de conserver un ton modéré dans ce débat. Pour sa charte, Bernard Drainville avait publié une fiche graphique où non seulement on énumérait les signes visés, mais précisait aussi leur taille. L’application de la loi tombe entre les mains des commissions scolaires, des présidents d’organismes. Mais comment s’enclenche l’application ? Aucun mécanisme de plainte, de suivi de plainte, aucun mécanisme d’avertissement préalable ne sont prévus. Et que dire de la coexistence de la loi avec les conventions collectives ?

« Le premier ministre aime répéter que ça fait 11 ans qu’on en parle. Ce qui est surprenant, après 11 ans, c’est que lui, il est incapable d’expliquer concrètement sa démarche », a relevé Pierre Arcand. La seule chose claire est que le gouvernement veut procéder rapidement.

Depuis le dépôt du projet de loi sur la laïcité, les intentions du gouvernement ont fait couler beaucoup d’encre, au Québec, mais aussi au-delà des frontières.

« Depuis jeudi dernier, le New York Times, le Washington Post, le Guardian, lus par 150 millions de personnes par mois, racontent que le Québec s’apprête ni plus ni moins à légaliser la discrimination », a lancé Paule Robitaille, députée libérale de Bourassa-Sauvé. Cette revue de presse sur le projet de loi 21 s’ajoute à celle, récente, sur les politiques d’immigration du gouvernement Legault ; le monde francophone était aux premières loges et dans Le Monde, Le Figaro, on s’interrogeait sur les décisions de Québec. « L’image du Québec est mise à mal, le Québec a maintenant mauvaise presse », a affirmé Mme Robitaille.

La réponse de la ministre des Relations internationales et de la Francophonie Nadine Girault a été d’une généralité navrante. Le Québec a 32 représentations à l’étranger, dans 18 pays, et les employés « très seniors » qui s’y trouvent « sont capables de prendre les informations, de bonnes informations, et de les transmettre aux gens qui viennent les rencontrer, et de les transmettre aux populations des différents pays ».

Hier, le projet de loi 21 était connu depuis une semaine. Depuis, sur son parcours, le gouvernement n’a pas donné de signes de compromis. La vice-première ministre Geneviève Guilbault, qui avait déjà eu des courriels équivoques sur la question de la laïcité, a livré clairement le fond de sa pensée quand elle a lancé que la police s’occuperait des contrevenants. Elle a eu à ravaler ses paroles rapidement. François Legault a lui aussi fait monter la tension en évoquant le recours au bâillon parlementaire pour faire adopter un projet de loi aussi fondamental. Aux étudiantes en enseignement qui d’aventure porteraient le niqab, il a annoncé qu’elles devraient songer à une autre carrière. Dans les coulisses, on évoque un scénario où la Chambre siégerait au-delà de l’ajournement prévu le 14 juin pour permettre l’adoption du projet de loi.

En fait, le seul bon moment du gouvernement cette semaine aura été le message diffusé par François Legault sur les réseaux sociaux, dimanche. 

Avec trois mots, « enfin », « modéré » et « légitime », il aura probablement pu rassurer la majorité francophone. À l’autre bout du spectre, au même moment, Québec solidaire évoquait une société où le voile intégral serait partout légitime. Mais après cette première semaine, un constat apparaît clairement : le gouvernement Legault avait cru que les libéraux jetteraient rapidement l’éponge, soucieux de ne pas être identifiés aux doléances prévisibles des allophones et des anglophones de Montréal. La Coalition avenir Québec aura sous-estimé son adversaire. Chez les libéraux, on ne se prépare pas à la guerre nucléaire ; mais il n’y aura pas de quartier d’ici la mi-juin.

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