2 de 7 Toujours trop, jamais assez

Comment conserver le « goût du vrai » lorsque les informations pleuvent ?

En association avec le professeur de sociologie à l’Université Concordia, Jean-Philippe Warren, La Presse propose le dossier : Toujours trop et jamais assez – comment nous sommes entrés dans une ère de l’excès.

Aujourd’hui, les technologies numériques changent de deux manières notre accès à l’information : d’une part, elles augmentent considérablement le flux d’information que nous recevons au quotidien ; d’autre part, elles modifient notre lecture de la réalité en faisant circuler dans les mêmes canaux de communication des éléments appartenant à des registres pourtant très différents : connaissances, croyances, informations, opinions, commentaires, fake news… Et, immanquablement, à force de se côtoyer, les statuts respectifs de ces divers éléments se contaminent mutuellement.

En conséquence, comment distinguer une connaissance de la croyance d’une communauté particulière ? Un commentaire d’un préjugé ? Une information d’une fake news ?

Les cerveaux humains qui, au cours de leur histoire, n’avaient jamais été soumis à de tels déluges informationnels, ne savent guère comment faire la part des choses. Ils tentent de s’adapter comme ils le peuvent, sans toutefois abandonner leur réticence à voir leurs productions contredites, qu’il s’agisse d’idées, de jugements, de sentiments ou d’appréciations. Toute psyché ne réclame-t-elle pas de couettes mentales ?

Cette situation semble donner raison à Nietzsche, qui prophétisait, dès 1878, dans Humain, trop humain, que le goût du vrai allait disparaître à mesure que la vérité garantirait moins de plaisir. Certes, plus que jamais, nous clamons notre amour pour la vérité, mais peut-être ne s’agit-il plus que d’une ritournelle. Les technologies numériques ne collaborent-elles pas, en effet, à l’avènement progressif mais étonnamment rapide d’une nouvelle condition de l’individu contemporain ?

Dès lors qu’il est connecté, l’individu peut désormais façonner son propre accès au monde de son téléphone intelligent en choisissant les communautés numériques qui lui correspondent le mieux. En retour, il est partiellement façonné par les contenus qu’il reçoit en permanence.

Ainsi bâtit-il une sorte de monde sur mesure, de « chez-soi idéologique » en résonance avec lui-même. Il n’a d’ailleurs pas nécessairement à le désirer consciemment : certaines des communautés susceptibles de lui convenir peuvent lui être proposées par des algorithmes d’intelligence artificielle capables d’identifier son profil psychologique, ses inclinations politiques et son tropisme culturel ou intellectuel, ce qui peut l’influencer jusque dans ses croyances les plus profondes et l’idée qu’il se fait de la vérité.

Se constituent ainsi ce qu’Alexis de Tocqueville appelait (dans son célèbre ouvrage De la démocratie en Amérique) de « petites sociétés », c’est-à-dire des sortes de clans ayant des convictions et des pensées très homogènes, le même rapport à l’idée de vérité et, en général, une certaine cause à défendre. Ces petites sociétés ne sont donc nullement des lieux de réflexions ou de débats contradictoires comme étaient les salons mondains du XVIIIe siècle, mais des chambres d’écho des pensées collectives de groupes particuliers.

La surabondance d’informations aurait donc deux conséquences. En premier lieu, elle relativise l’ensemble des connaissances que nous recevons, puisque, dans l’immensité des données accessibles, il nous est très difficile de séparer le bon grain de l’ivraie.

Confrontées à des points de vue contradictoires, à des faits « alternatifs », à des opinions tranchées et antagonistes, de nombreuses personnes finissent par développer une attitude cynique, passant en quelque sorte du doute scientifique au doute absolu.

Lors des dernières élections régionales en France, celles de juin 2021, un taux d’abstention record a été constaté : 66 % en moyenne, 82 % chez les jeunes. D’aucuns ont parlé de crise civique, de ras-le-bol, de « fatigue démocratique », de dépit à l’égard du personnel politique… Mais une part de l’explication ne tiendrait-elle pas aussi à un désabusement informationnel ?

En deuxième lieu, la surabondance d’information facilite la constitution de niches idéologiques. Capables de rester en vase clos grâce aux possibilités de réseautage numérique, certains, de plus en plus nombreux, se montrent désormais davantage prompts à militer pour les valeurs – forcément sectorielles – de leur groupe que pour des valeurs plus générales ou plus éloignées de leurs propres engagements. Car aux yeux de ceux qui sont pris dans les rets des strates numériques, il ne semble plus vraiment nécessaire qu’ils s’accordent par un « contrat social » (au sens de Jean-Jacques Rousseau), ni même sur les fondements de la coexistence commune. Ni qu’ils s’approprient les valeurs et les idéaux qu’incarnent les institutions républicaines, dès lors que d’autres valeurs, essentiellement celles qui régissent leur communauté numérique, peuvent leur sembler plus importantes et plus dignes d’être défendues.

Se met ainsi en place une sorte de primauté du soi connecté ou de la communauté virtuelle sur l’ordre politique institutionnel. Est-il raisonnable de croire que cette tendance touche davantage les jeunes, du fait qu’ils passent plus de temps devant les écrans que leurs aînés ? Par l’effet d’une sorte de paradoxe, leur militance sectorielle se révèlerait alors compatible avec leur démobilisation électorale massive.

C’est ainsi que, dans un monde de la surproduction informationnelle, l’on finit par se montrer plus enclins à déclarer vraies les idées qu’on aime qu’à aimer les idées vraies…

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