Chronique

Chronique de dinosaure

Suis-je une espèce en voie de disparition ? Je ne parle pas de l’homme blanc hétérosexuel au mitan de la vie que je suis, conscient de ses privilèges. Celui-là se porte bien, merci. Je parle plutôt du critique de cinéma que je suis aussi professionnellement, depuis près de deux décennies.

J’observe les résultats du sondage CROP-La Presse sur les habitudes de consommation culturelle des jeunes et je me demande franchement si mon métier existera toujours dans 20 ans. (Ou chantera-t-on en chœur : « Où sont allés les dinosaures ? »)

« Quelles sont, dans l’ordre, les deux sources qui vous influencent le plus quand vient le temps de choisir un film ou une série télévisée ? », ont demandé les sondeurs de CROP à un échantillon de quelque 1500 Québécois.

Personnellement, j’aurais répondu Marc-André Lussier et Hugo Dumas ; et pas seulement parce que ce sont des amis (ainsi qu’accessoirement des voisins de bureau). Mais ils ne faisaient pas partie des choix de réponses – et on ne m’a pas, du reste, demandé mon avis.

Je ne m’étonne pas le moindrement que la bande-annonce soit le premier critère de sélection d’un film ou d’une série télé, tous sondés confondus. Il n’y a rien comme l’œuvre elle-même, présentée sous son meilleur profil, pour se faire une idée de la probabilité qu’elle puisse nous plaire. D’où l’importance – bonjour, producteurs et distributeurs – de bien soigner sa bande-annonce.

Ce qui m’étonne davantage, c’est la parfaite indifférence des sondés – les jeunes en particulier – pour la critique professionnelle. 

J’ai déjà constaté que les journalistes étaient aussi populaires dans la population générale que les percepteurs d’impôts, les experts en sinistres et les agents de stationnement. Je connais l’inimitié de certains artistes pour la critique – salut à toi, Serge Denoncourt – et je sais que les jeunes fréquentent peu les médias traditionnels. Mais de là à me douter que seulement 7 % des 18-34 ans se fient d’abord aux critiques pour guider leurs choix culturels…

Je sais : je suis un dinosaure. On me dira que c’est par déformation professionnelle (c’est possible), mais ma première « source d’influence » avant d’aller au cinéma ou d’entamer une série télé, c’est la critique. Depuis l’adolescence. (Car, non, une bonne bande-annonce ne fait pas nécessairement un bon film.)

J’ai souvent écrit sur les fonctions de la critique, qui sont multiples. L’une de ces fonctions – sans doute la plus pratico-pratique – est de jouer les éclaireurs afin de déblayer le terrain et de séparer le bon grain de l’ivraie pour le public.

Une dizaine de films prend l’affiche chaque semaine. L’automne regorge de nouveautés télévisuelles, d’albums, de spectacles, de pièces de théâtre. S’il fallait y aller à tâtons, en se fiant seulement à la qualité d’une publicité ou d’une bande-annonce, on perdrait du temps précieux.

On me dira, en ma qualité de dinosaure, que les jeunes n’y vont pas « à tâtons », justement. Ils suivent les conseils d’« amis », véritables ou virtuels. Toujours selon le sondage CROP-La Presse sur les habitudes culturelles des jeunes, les 18-24 ans se fient à 30 % aux médias sociaux comme première ou deuxième source d’information afin de déterminer leurs sorties au cinéma ou leurs choix de séries télé.

Comme chacun est son propre média sur les réseaux sociaux, une conversation sur une œuvre peut sans doute y être perçue comme la retranscription écrite du bon vieux bouche-à-oreille, présage du succès ou de l’insuccès populaire d’une œuvre.

On me dira que c’est un lieu commun, surtout de la part d’un X observant les milléniaux, mais, comme nous sommes à l’ère du « like », et que chacun se satisfait du « j’aime/j’aime pas », peu de gens se soucient du « pourquoi ».

Le « pourquoi j’aime (ou je n’aime pas) » n’a plus la cote, et ne fait certainement pas le poids face aux agrégateurs de notes accordées par tout un chacun (et sa cousine) sur quantité de sites web plus ou moins fiables. On me dira que tous les goûts sont dans la nature, qu’un avis en vaut bien un autre, que le public a toujours raison. Je sais. L’avis éclairé est passé de mode. Et tant pis pour les dinosaures.

***

Je ne m’inquiète pas que pour l’avenir de ma profession. Je me fais aussi du souci pour la culture québécoise. Certes, les jeunes ne tournent pas le dos à la culture, comme le constatent les sondeurs dans notre dossier. Au contraire. Heureusement qu’ils sont là et qu’ils sont plus « sorteux » que leurs aînés.

Près du tiers des 18-34 ans va au cinéma au moins une fois par mois (contre seulement 15 % des 35 ans et plus). Le reste du temps, c’est « Netflix and chill »… Mais combien de films québécois ces jeunes voient-ils ? À la lumière des plus récentes données sur la fréquentation des salles de cinéma au Québec, ce doit être une goutte dans un océan d’aventures de superhéros.

Lorsqu’ils écoutent de la musique, 9 % seulement des 18-24 ans préfèrent généralement le contenu québécois francophone (contre 18 % des 25-34 ans et 19 % des 35 ans et plus). Ils préfèrent nettement la musique en anglais (à 67 % contre 37 % chez les 35 ans et plus). On comprend pourquoi nombre de radiodiffuseurs souhaitent faire baisser les quotas de musique francophone – actuellement établis par le CRTC à 65 % – à seulement 35 %…

On me dira que c’est un autre lieu commun, mais, avec le décloisonnement actuel des contenus musicaux, cinématographiques et télévisuels mondiaux, si l’on n’arrive pas à intéresser plus du dixième des jeunes Québécois à ce qui se fait chez nous, il y a lieu de s’inquiéter pour notre avenir. Je ne parle pas que de l’avenir de nos industries culturelles, mais, à terme, de la pérennité de la culture québécoise dans son ensemble.

On me dira sans doute que je suis un dinosaure…

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