Chronique

Le droit à l’erreur

J’habite un quartier sillonné de ruelles. Aux heures avancées de la nuit, leur solitude silencieuse m’appelle, et il me prend l’envie de me perdre dans leur quiétude enneigée, si délicieuse au cœur de la grande ville. Bien souvent, je me ravise. Il fait noir. Je ne connais pas tous leurs recoins, toutes leurs issues, une menace pourrait s’y tapir. Le doute s’installe. On ne sait jamais, pourquoi courir le risque. Tant pis, je vais rentrer par l’artère principale, ce sera plus direct, de toute façon, la nervosité me gâcherait la douceur de la balade.

Même dans une ville aussi sûre que Montréal, je préfère le confort des sentiers battus à la fantaisie des détours imprévus. Je ne suis pas la seule. Partout sur la planète, les femmes s’accordent une liberté de mouvement moindre que les hommes, notamment parce qu’elles craignent davantage pour leur sécurité. On s’en rend compte lorsqu’on mesure leurs déplacements à pied à l’aide d’une application mobile. Au Canada, les femmes franchissent en moyenne 4283 pas dans une journée : c’est 1229 de moins que les hommes, un écart de 22 %, selon une étude parue en 2017 dans Nature.

Je pense souvent à ces ruelles obscures et à ce déficit de pas lorsque je réfléchis aux choix de vie des femmes. Face à un monde inhospitalier, qui pardonne moins leurs errements et leurs dérives, elles se conditionnent à évoluer dans un périmètre plus étroit. Il ne nous viendrait pas à l’idée d’attribuer ce repli à la paresse ou à un manque de bravoure, plutôt qu’aux risques réels que leur environnement comporte.

C’est pourtant ce qu’on fait quand on tente d’expliquer la faible présence des femmes dans les sphères de pouvoir par leur plus grande hésitation à s’y aventurer. On est prompt à invoquer leurs ambitions trop timides, le manque de confiance qui les paralyse, le syndrome de l’imposteur qui les afflige plus que les hommes, dit-on. Mais on peut difficilement reprocher leur prudence aux femmes sans parler aussi des périls qui les guettent.

La vérité, c’est que les femmes paient un prix plus élevé pour leurs échecs, leurs erreurs et leurs transgressions.

Plusieurs recherches scientifiques récentes, s’appuyant sur d’imposantes bases de données issues de diverses industries, se soldent par la même conclusion : une femme qui se plante obtient moins souvent qu’un homme l’occasion de se racheter.

Dans le secteur de la finance, par exemple, la marge d’erreur est pas mal plus mince pour les femmes que pour les hommes, selon un rapport publié en 2017 par le Bureau national de la recherche économique (NBER). Les chercheurs ont analysé le parcours de plus d’un million de conseillers en placement, courtiers et autres fournisseurs de services financiers aux États-Unis. À la suite d’une inconduite (ce qui peut aller d’un litige avec un client jusqu’à la fraude), les femmes ont 20 % plus de risques de perdre leur emploi que les hommes ayant commis des fautes comparables, et 30 % moins de chances qu’eux de se replacer au cours de l’année qui suit.

Les chiffres montrent pourtant que ce sont les hommes, dans ce milieu, qui sont plus souvent fautifs, qui commettent les infractions les plus graves et les plus coûteuses pour leur employeur, et qui sont plus portés à récidiver ! Mais ça n’empêche pas leur industrie d’être plus disposée à leur offrir une seconde chance.

Des chercheuses ont obtenu des résultats semblables au sujet des avocats qui enfreignent leur code de conduite : les femmes n’ont pas droit à la même clémence que leurs confrères. Pour des violations identiques, elles écopent de sanctions plus sévères, et elles sont deux fois plus susceptibles d’être rayées du barreau, peut-on lire dans l’édition 2016 d’Academy of Management Proceedings.

En fait, les femmes n’ont même pas besoin de mal faire pour subir le couperet, selon ce qu’a rapporté le Journal of Management l’an dernier. Une équipe d’experts s’est attardée à quelque 2400 sociétés américaines cotées en Bourse, et aux circonstances ayant entouré le départ de leurs patrons entre les années 2000 et 2014. Ils ont constaté que les femmes PDG étaient nettement plus à risque d’être virées (45 % plus) que leurs homologues masculins, même lorsque leur entreprise se portait bien ! Un bon rendement protégeait les hommes d’un renvoi, mais pas les femmes.

Ainsi, contrairement à la croyance voulant que les femmes qui sont en minorité dans un domaine d’activité bénéficient d’un traitement de faveur, on remarque plutôt qu’elles demeurent en position précaire jusqu’au sommet de la pyramide.

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Qu’est-ce qui explique qu’on n’accorde pas la même indulgence aux femmes qu’aux hommes ?

Peut-être est-ce le signe qu’elles sont toujours considérées comme des intruses en territoire masculin. Lorsqu’elles échouent, on remet plus facilement en doute leur compétence, et on leur retire leur statut comme on révoquerait celui d’une novice en période d’essai.

Ou inversement, peut-être s’attend-on à plus de probité de leur part. On les veut plus intègres, plus honnêtes, plus morales que les hommes, et toute déviation de cet idéal nous apparaît beaucoup plus condamnable.

L’actualité des derniers mois nous a offert plusieurs exemples de femmes qui sont tombées de leur piédestal ou se sont cassé la figure avec fracas. Aucune ne mérite d’être épargnée par la critique ou excusée pour ses bavures, bien entendu. Mais à la lumière de ces travaux, on peut se demander si elles doivent leur sort uniquement à la gravité objective de leurs actes, ou en partie à leur sexe.

Un homme qui se trouverait dans le même impossible bourbier que la première ministre britannique Theresa May se serait-il fait lui aussi pousser vers la sortie par les députés de son propre camp ?

Au Canada, la totalité des femmes qui ont occupé la fonction de première ministre – elles sont neuf – se sont fait montrer la porte après un seul mandat, y compris l’Ontarienne Kathleen Wynne, vaincue par Doug Ford l’an dernier. Avaient-elles vraiment fait pire que tous leurs homologues masculins auparavant ou depuis ?

Au Québec, la députée MarieChantal Chassé a été expulsée du Conseil des ministres moins de trois mois après y avoir été nommée. Je ne défendrai pas ici ses inepties. Mais on peut citer sans mal des exemples de ministres masculins qui ont conservé leur poste après des bévues plus graves. Qu’importe. Des analystes se sont tout de même emparés de sa déconfiture pour remettre en question le bien-fondé de la parité entre les sexes au cabinet. L’incompétence de l’une a suffi à jeter le discrédit sur toutes les autres.

Et ce serait loin d’être un cas isolé. La même tendance a été observée à vaste échelle dans la profession médicale. Dans un rapport publié en 2017 par l’Université Harvard, une économiste décortique des données concernant plus de 180 000 chirurgiens et les quelque 230 000 médecins qui leur envoient des patients.

Lorsqu’un médecin oriente un patient vers un chirurgien et que l’opération tourne mal, le médecin est ensuite plus réfractaire à lui envoyer d’autres malades… mais seulement si le chirurgien est de sexe féminin. En effet, une femme chirurgienne se voit diriger 34 % moins de clientèle dans les mois qui suivent la mort d’un patient. Un homme chirurgien, lui, ne subit pas un contrecoup pareil : la perte d’un malade n’est pas à ce point retenue contre lui.

Ce n’est pas tout : les médecins se détournent non seulement de la chirurgienne avec qui ils ont eu une mauvaise expérience, mais de l’ensemble des chirurgiennes. Ainsi, la faute d’une seule femme éclabousse toutes les représentantes de son sexe. En revanche, l’insuccès d’un homme n’entache en rien la réputation de ses confrères.

Curieusement, lorsqu’une chirurgienne s’en tire avec brio – lorsqu’elle réussit une intervention particulièrement risquée –, sa performance ne rejaillit pas favorablement sur ses consœurs.

Lorsqu’une femme trébuche, elle échoue au nom de toutes les femmes. Mais lorsqu’elle brille, elle ne représente qu’elle-même.

Cette perspective constitue un fardeau supplémentaire pour celles qui songent à s’engager sur des terrains où autrefois elles n’étaient pas les bienvenues. Sachons-le, les femmes n’ont pas le même droit à l’erreur que les hommes. Faut-il s’étonner qu’elles aient le pas moins léger ?

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