Yémen

Le pays au bord de la « guerre civile »

Après des attentats qui ont fait au moins 137 morts au Yémen la semaine dernière, l’ONU s’inquiète de voir le pays sombrer dans la guerre civile. Gain des milices chiites, présence d’une section redoutable d’Al-Qaïda, apparition du groupe État islamique, combat entre deux présidents et demandes séparatistes dans le Sud : rien ne va plus dans un des pays les plus complexes du grand monde arabe.

VENDREDI, DEUX ATTENTATS-SUICIDES ONT EU LIEU DANS LA CAPITALE. QUE NOUS RÉVÈLENT-ILS SUR LA SITUATION AU YÉMEN ?

Le groupe État islamique, d’allégeance sunnite, a revendiqué les deux attentats qui ont frappé des mosquées chiites de Sanaa. « Depuis des mois, on entendait des rumeurs de migration de combattants d’Al-Qaïda de la péninsule arabique [AQPA] vers le groupe État islamique. On ne savait pas ce que ça représentait », note Thomas Juneau, expert du Yémen et du Moyen-Orient à l’Université d’Ottawa.

« La grande différence entre les deux organisations est que l’AQPA a toujours fait attention à ne pas faire de victimes civiles musulmanes. Ils s’en prennent à des combattants rivaux, à des cibles militaires », affirme M. Juneau. Le groupe État islamique n’a pas les mêmes scrupules. Les mosquées visées étaient fréquentées en partie par des partisans des milices chiites houthistes qui ont pris le contrôle de la capitale yéménite en septembre dernier.

ASSISTONS-NOUS À LA NAISSANCE D’UN NOUVEAU FRONT DE LA GUERRE ENTRE SUNNITES ET CHIITES ?

La rivalité sunnite-chiite, qui s’exprime en Irak et en Syrie, joue aussi un rôle au Yémen depuis peu, mais n’est qu’un des aspects du conflit, explique Thomas Juneau. « Il y a des facteurs politiques et tribaux qui sont primordiaux », souligne le professeur de l’École supérieure d’affaires publiques et internationales. Les Houthis, qui contrôlent la capitale depuis septembre dernier, ne font pas la promotion d’idées religieuses. Issus d’une minorité du nord du pays, ils ont d’abord des revendications locales et tribales.

De plus, selon Thomas Juneau, les Houthis auraient été incapables de prendre le contrôle de la capitale sans avoir d’abord conclu une entente avec l’ancien président Ali Abdullah Saleh, chassé du pouvoir en 2012. Ce dernier, qui n’est pas chiite, a longtemps combattu les milices houthistes à Sadaa. Récemment, cependant, il s’est allié à ses anciens ennemis pour combattre Abd-Rabbu Mansour Hadi, son ancien vice-président qui l’a remplacé à la tête du pays. En janvier 2015, ce dernier a quitté la capitale, Sanaa, en la laissant aux mains de la coalition Houthis-Saleh.

« Pour Saleh, il y a une dimension revancharde », estime M. Juneau, en ajoutant que l’ex-président, qui a été au pouvoir pendant 34 ans, a toujours le soutien de la moitié de l’armée et des forces de l’ordre du Yémen. 

DIMANCHE, LES HOUTHIS ONT PRIS LE CONTRÔLE DE LA TROISIÈME VILLE DU PAYS, TAËZ. POURQUOI ?

Le président Hadi, dont la légitimité est toujours reconnue par les Nations unies, les États-Unis et l’Arabie saoudite, s’est installé à Aden après avoir abandonné la capitale aux Houthis. Il tente de faire de la deuxième ville du pays la capitale alternative du Yémen. Une partie de l’armée lui est toujours fidèle. En prenant le contrôle de Taëz et de son aéroport, les milices houthistes renforcent leur position stratégique et se rapprochent d’Aden.

La position du président Hadi à Aden est particulièrement fragile, fait valoir Thomas Juneau. « C’est une ville qui lui est hostile. Même s’il est originaire du Sud, Hadi y est vu comme un représentant de l’ancien régime du Nord. Pendant la guerre civile de 1994, il a pris parti pour le Nord », explique l’expert, qui a étudié au Yémen en 2007. Des forces séparatistes sudistes, appelées Mouvement du Sud ou Herak, sont actives dans la région d’Aden. 

Lors de la réunion du Conseil de sécurité, l’émissaire de l’ONU Jamal Benomar a prévenu dimanche que le Yémen s’acheminait vers « une guerre civile » et risquait la « dislocation » avec « une division croissante entre le Nord et le Sud ».

LES ÉTATS-UNIS ONT ANNONCÉ HIER QU’ILS RETIRAIENT LEURS FORCES SPÉCIALES DU YÉMEN. POURQUOI ?

Les forces spéciales américaines, qui se trouvaient dans la base militaire d’Al-Anad, formaient les forces armées yéménites pour des missions de contreterrorisme. Après qu’Al-Qaïda de la péninsule arabique a pris le contrôle de la ville la plus proche de la base, Al-Houta, les Américains ont décidé de retirer leurs 125 hommes. « Les Américains ne veulent pas que leurs troupes participent à des missions de combat », note Thomas Juneau. Estimant que l’AQPA est l’une des principales menaces à la sécurité américaine, les États-Unis poursuivront les frappes contre des cibles d’Al-Qaïda à l’aide de drones.

LES NATIONS UNIES INVITENT TOUTES LES PARTIES À NÉGOCIER. EST-CE UNE RÉELLE POSSIBILITÉ ?

Les négociations, si elles risquent peu de commencer à court terme, devraient éventuellement se mettre en branle, affirme Thomas Juneau. Traditionnellement, dans le pays le plus pauvre du monde arabe, les différentes parties du conflit tentent de gagner le plus de terrain possible par rapport à leurs rivaux avant de s’asseoir à table pour négocier, explique l’expert. Les milices houthistes, qui ont étendu leur emprise au-delà de leur zone d’influence habituelle, auront peut-être intérêt à négocier un retrait en échange de gains d’autonomie dans le Nord. Le gouvernement Hadi, pris en étau à Aden, sera lui aussi éventuellement ouvert aux pourparlers. « La convention sociale veut que les conflits se règlent par la médiation au Yémen », dit l’universitaire.

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