Chronique

Foncer dans le tas

Il y a un mot pour décrire les démocraties de façade qui ont peu à peu glissé vers l’autoritarisme. Ce mot, c’est « démocrature », contraction de démocratie et dictature.

La Hongrie de Viktor Orbán est une « démocrature ». La Turquie de Recep Tayyip Erdogan aussi. Et bien sûr, la Russie de Vladimir Poutine.

Ces trois hommes ont accédé au pouvoir en remportant des élections à peu près démocratiques. Puis, ils ont détricoté les mécanismes qui risquaient éventuellement de les éjecter de leur siège au scrutin suivant.

Ils ont bricolé des réformes constitutionnelles et adopté des lois qui leur ont permis de museler les médias, d’émasculer l’opposition, d’affaiblir tous les contre-pouvoirs tels que l’armée, en Turquie, ou les gouvernements régionaux, en Russie.

Dans les trois pays, la prise de contrôle a été progressive et sournoise, et s’est accompagnée de l’instauration d’un climat de peur – cet ingrédient essentiel à tout régime totalitaire.

Donald Trump, lui, n’a même pas attendu une semaine avant d’enchaîner ses décrets présidentiels, sans s’assurer des détails de leur mise en œuvre, sans se demander s’ils reposaient sur une base juridique solide, et en faisant abstraction de tous les contre-pouvoirs sur lesquels se fonde la démocratie américaine. En oubliant, aussi, de se prémunir contre les vagues que ses politiques allaient créer dans son propre pays comme à l’étranger.

Son empressement est en train de lui exploser au visage. Je pense surtout au décret qui bloque l’entrée sur le sol américain de ressortissants de sept pays à majorité musulmane.

Mal ficelée, mal expliquée, discriminatoire et cruelle, cette mesure a provoqué un ressac autant à l’intérieur qu’à l’extérieur des États-Unis. 

Trois jours après la signature de cet arrêt présidentiel, voici un tour d’horizon de la tempête qui a suivi : 

– Quatre tribunaux ont momentanément suspendu l’application du décret, pour empêcher les expulsions ou faire libérer des voyageurs détenus.

– De nombreux aéroports ont été plongés dans le chaos au cours du week-end. La confusion était totale. Car ce décret signé en grande pompe vendredi dernier, qui visait-il au juste ? Les étrangers dotés d’une double nationalité, disons canadienne et iranienne à la fois, allaient-ils se faire interdire d’entrer aux États-Unis ? Et que faire des Irakiens qui ont collaboré avec l’armée américaine et qui risquent, pour cette raison, d’être la cible de représailles dans leur propre pays ? Tiens donc, on les a oubliés, ceux-là…

Après avoir visité l’aéroport de Seattle, le gouverneur de l’État de Washington, Jay Inslee, a dénoncé la Maison-Blanche et qualifié Donald Trump de dirigeant « incompétent et inhumain » qui a ordonné une mesure inconstitutionnelle et discriminatoire.

Certains aspects de la politique ont été précisés au fil des heures, mais en attendant, tout ça sentait l’improvisation. « Ces gens-là ne sauraient même pas diriger un convoi funéraire de deux corbillards », a lancé Jay Inslee dans une déclaration indignée, largement reprise sur les réseaux sociaux.

– Tout ce cafouillage a eu pour effet de renforcer le mouvement anti-Trump, aux États-Unis et ailleurs. Des Mexicains appellent au boycottage économique de produits américains. Les dirigeants iraniens et irakiens menacent de fermer leurs frontières aux ressortissants des États-Unis.

Une lettre rejetant la politique de division de Donald Trump a déjà recueilli plus de 3 millions de signatures sur internet.

Une pétition appelant le gouvernement britannique à annuler la visite prévue du président Trump a recueilli, quant à elle, un demi-million de voix d’appui !

La première ministre britannique Theresa May, celle-là même que Donald Trump s’était empressé d’accueillir à la Maison-Blanche, la semaine dernière, a critiqué sa politique d’immigration. Idem pour les leaders de différentes Églises chrétiennes aux États-Unis, qui n’applaudissent pas du tout son idée de donner priorité aux réfugiés chrétiens. Tandis que de notre côté de la frontière, le premier ministre Justin Trudeau s’est dit prêt à ouvrir la porte aux réfugiés refoulés aux États-Unis…

Tout ça sans parler des dizaines de milliers de personnes qui ont manifesté, ce week-end, dans des aéroports au bord de la crise de nerfs ou à Washington pour dénoncer un président qui est en train de battre des records d’impopularité, chez lui comme à l’étranger.

Bref, 10 jours après avoir prêté son serment présidentiel, Donald Trump a réussi l’exploit d’être contredit par des tribunaux, de discréditer ses fonctions, de se mettre à dos de nombreux États et d’avoir donné du combustible à un mouvement de protestation qui ne cesse de s’amplifier.

Manifestement, le président-milliardaire n’a ni la patience ni le sens politique d’un Erdogan ou d’un Poutine. Sa stratégie à lui, c’est de foncer dans le tas. Et d’une certaine manière, c’est presque rassurant.

Il est en train de découvrir qu’il n’est pas tout seul dans la cour des grands. Et que les mécanismes de contre-pouvoir destinés à l’empêcher de faire n’importe quoi sont encore bel et bien en place… S’il n’en tient pas compte, on voit mal comment il pourrait rester en poste jusqu’à la fin de son premier mandat.

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