CHRONIQUE

Il y a trop de choses

L’oncle M. était mort et il fallait vider le minuscule appartement. Une pièce et quart, disons. Le lit prenait la moitié de l’espace. Il y avait un semblant de cuisine. Un demi-balcon où s’asseoir de profil. Un placard.

En trois ans, il était passé d’une maison à un deux et demie, puis à ce studio dans une de ces immenses tours pour « retraités », avec soins infirmiers et le reste.

C’est pas croyable, ce qui peut entrer dans presque rien d’espace où vit un homme seul.

Il fallait aller porter dans les casiers du sous-sol ce qui serait récupérable pour la charité. Et jeter le reste. Trophées de golf, plaque commémorative avec des noms que personne ne connaît plus… Vases craqués, porte-clés, spatule en plastique jaunie… Quand tu hésites, tu laisses de côté pour la charité, ils décideront… Plus les minutes passent, moins tu hésites, allez, jette-moi ça…

On met les meilleurs morceaux sur un chariot. Même en jetant, ça fait beaucoup à donner ! On descend aux casiers, où l’on viendra les chercher.

La porte des casiers était au fond du garage souterrain. Devant nous, un corridor interminable de casiers grillagés numérotés.

Je poussais le chariot en regardant défiler ce que les locataires avaient entreposé. Mon regard allait de gauche à droite et j’étais saisi d’anxiété à la vue de toutes ces piles d’objets emprisonnés à perpétuité.

Peut-être qu’un jour ils entendront un bruit de clé sur le cadenas ? Peut-être que quelqu’un viendra libérer le grille-pain ou la scie sauteuse ?

En attendant, ils sont là derrière les barreaux, dans le couloir de la mort…

***

J’avançais dans l’allée entre des fauteuils défraîchis, des abat-jour vieux rose, des guéridons, des boîtes, des boîtes partout, des belles en plastique rigide bien ordonnées, d’autres en carton rongé, des bibelots, des cadres de nature morte…

Je me disais : ils ont tout largué, mais ça, ils n’ont pas pu. Pourquoi ça, et pas autre chose ?

Au fil des déménagements, les gens se délestent peu à peu de leurs possessions. Peut-être qu’on a besoin de garder un trop-plein. Trop laisser aller, ce serait démissionner. C’est des témoins d’une vie, des preuves de notre existence, on ne peut pas être à découvert.

Il faut une zone de débordement, au cas où. Au cas où quoi ? Peut-être que les enfants en auront besoin ? Tu sais jamais qui peut te demander un humidificateur un samedi de février.

Peut-être que j’en aurai besoin, d’un coup on a de la visite ? Si jamais on déménage dans plus grand… C’est peu probable, mais disons… On sait pas ce que la vie nous réserve.

Je ne parle pas d’outre-accumulateurs. Je ne parle pas de gens incapables de se défaire d’une pelure d’orange ou d’un vieux dé à coudre.

Non, non, je parle de gens comme vous et moi, ni collectionneurs, ni fétichistes, ni bizarres. Toutes ces choses qu’on garde pour rien, ou plus exactement pour une raison qui nous échappe. Ces objets qui se sédimentent et nous regardent comme un chien avec qui on aurait oublié de jouer, l’air de dire : qu’est-ce que je fous ici ?

***

Je ne fais pas de plaidoyer pour la simplicité volontaire. Je ne vous parle même pas d’environnement, bien qu’évidemment la surconsommation ne soit pas très écologique. Tout finit tôt ou tard par flotter dans un continent de plastique…

Non, je parle de l’effet psychologique sournois de cette accumulation innocente. Ces choses, ces machins, ces patentes n’encombrent pas seulement nos tiroirs, nos étagères et nos placards. Ils prennent une place dans nos têtes. Il faudrait un Front de libération des objets.

Il y a aux États-Unis deux auteurs qui ont démarré un truc intitulé « The Minimalists ». Ils sont partis vivre dans une cabine, « avec eu-rien », ou à peu près. Ce n’est pas mon projet, rassurez-vous, les enfants.

Ils ont lancé une sorte de défi, The Minimalism Game, qui est de plus en plus en vogue. Ça dure 30 jours. Le premier jour, tu te débarrasses d’un truc. N’importe quoi. Petit, moyen, gros. Bon, personnellement, pas un livre, disons… OK, OK, même un livre.

Donc, tu fais disparaître une chose. Ça peut pas être l’objet de quelqu’un d’autre chez toi qui aurait trop de souliers, mettons. Faut que ce soit à toi. Tu donnes la chose, tu la vends, tu la recycles, tu la jettes. Mais elle sort de chez vous.

Deuxième jour, deux objets. Troisième, trois… et le dernier jour 30.

Je me mets au défi de faire ça. Et comme Noël approche, avec tous les risques de dérapages matériels que ça comporte, je trouve que c’est un double défi. Le premier étant évidemment de ne pas en laisser trop entrer de nouveaux sous prétexte de combler les espaces vacants…

Je vous en reparle fin janvier.

Je vous le dis, je l’ai vu dans ces casiers, je le vois clairement partout depuis ce temps-là : y a trop de choses.

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