Chronique

Le mythe du matriarcat

Parlons de mythes. Premier mythe : nous vivons dans une société matriarcale. Deuxième mythe : l’homme est opprimé dans cette société matriarcale, victime du féminisme, déboussolé par un cadre trop féminisé. C’est à ces mythes que s’intéresse le politologue Francis Dupuis-Déri, spécialiste des mouvements masculinistes, dans son nouvel ouvrage : La crise de la masculinité — Autopsie d’un mythe tenace.

Le mythe du matriarcat est un lieu commun. On l’entend et on le lit quotidiennement. Il suffit, pour le constater, de consulter les commentaires de la page Facebook de n’importe quelle femme se réclamant, de près ou de loin, du féminisme. Un contradicteur brandira inévitablement le spectre du matriarcat occidental, dominé par des mouvements féministes revanchards qui (sous-texte) empêchent les hommes de dominer les femmes en toute quiétude et impunité, comme dans le bon vieux temps.

Comment un mythe peut-il survivre à autant de données objectives et empiriques le contredisant de manière aussi indiscutable ? Cela relève pour moi du mystère. Sur 193 pays de l’ONU, 18 étaient dirigés par des femmes en 2017. « En 2017, les hommes étaient majoritaires dans la députation de tous les pays, sauf le Rwanda et la Bolivie », écrit Francis Dupuis-Déri. Au Canada, 74 % des députés étaient des hommes.

Depuis la fondation du Canada en 1867, la fédération n’a connu qu’une seule première ministre : Kim Campbell, qui ne siégea pas en Chambre et fut au pouvoir pendant quatre mois. Le Québec n’a eu une première ministre, Pauline Marois, que pendant 19 mois. Et en 375 ans, il n’y a eu qu’une seule mairesse à Montréal, Valérie Plante. Bref, les tenants du « matriarcat politique » peuvent se rhabiller.

Ce n’est guère mieux dans l’entreprise privée. Les 17 personnes les plus riches de la planète – ainsi que 88 % des milliardaires – sont des hommes, rappelle Francis Dupuis-Déri. La grande majorité des entreprises sont dirigées par des boys’ clubs – les femmes, par exemple, n’occupent que 27 % des postes de haute direction dans les médias – et l’écart salarial entre les hommes et les femmes est toujours de 23 %. Oui, les choses changent. Mais leeeenteeeeeemmeeeent.

L’homme n’est plus maître chez lui, prétendent certains. À la maison, c’est la femme qui gère et qui mène, l’homme étant réduit à la servitude et au quasi-esclavage. Ah bon ?

Selon l’ONU, d’après une étude menée dans 80 pays, les femmes font 2,6 fois plus de travail domestique et de soins non rémunérés que les hommes. En revanche, selon un sondage non scientifique mené dans mon entourage, les hommes sortent 2,6 fois plus souvent les poubelles. Si ce n’est pas une preuve d’équité, ça…

« Les discussions au sujet du matriarcat québécois s’intéressent bien peu à préciser qui, des hommes et des femmes, occupe les postes de pouvoir en politique (ministre, député, etc.), qui commande la police, qui dirige les banques et les compagnies privées, qui est à la tête des institutions religieuses et des universités, qui possède le plus d’argent », constate Francis Dupuis-Déri, qui s’intéresse à ce sujet depuis plusieurs années.

L’ouvrage savant de ce professeur affilié à l’Institut de recherches et d’études féministes de l’UQAM propose un survol historique du mythe de la crise de la masculinité, notamment en France et aux États-Unis. Il démonte les thèses masculinistes et antiféministes du commentateur français Eric Zemmour, qui prétend que l’homme (rose) a cédé sa place et ses prérogatives à la femme, qui porte désormais seule le pantalon.

Le même type de discours sur l’homme prétendument émasculé, castré, qui n’a plus voix au chapitre, pullule aussi bien sûr au Québec. Plusieurs excusent des gestes machistes ou misogynes qui auraient soi-disant été « provoqués » par les mouvements féministes que l’on tente de toutes les manières de discréditer.

Le psychologue québécois Yvon Dallaire, dont les thèses antiféministes semblent avoir été inspirées par des grimoires du Moyen Âge, est souvent cité par Dupuis-Déri. Comme le sont plusieurs journalistes ayant défendu des thèses plus ou moins masculinistes, dont l’ancien éditorialiste de La Presse Mario Roy ou la chroniqueuse du Journal de Montréal Denise Bombardier, qui prétend que les hommes québécois ne peuvent plus « draguer » comme avant… depuis au moins 25 ans.

Parmi les mythes que déboulonne Dupuis-Déri autour de l’asphyxie de l’homme par la présence étouffante de la femme moderne, il y a celui voulant que le féminisme soit responsable du taux d’échec plus élevé des garçons que celui des filles à l’école. Sa démonstration, encore une fois, est factuelle : de 1914 – époque où le féminisme était pour le moins marginal – à 2011, « la supériorité scolaire moyenne des filles sur les garçons est stable », écrit-il.

Il s’en trouvera plusieurs, on les connaît, ces thuriféraires des discours victimaires et réactionnaires sur le statut de l’homme, pour s’insurger contre la remise en question du statu quo. La parité ? Des quotas ? Pour que l’homme perde le droit acquis à ses privilèges traditionnels au profit des femmes ? Mais diantre, vous n’y pensez pas ?

En faisant des recherches pour retrouver un vieux tweet, je suis tombé sur un blogue populaire où, pour m’être attaqué au mythe du matriarcat québécois, des dizaines d’anonymes me traitent de « couille molle », de « bande mou » – certains ont des idées fixes – et, bien sûr, d’homosexuel. Puisque, comme chacun sait, les hétéros antiféministes ont le monopole de la virilité (même si la leur semble en permanence menacée)…

La fameuse « crise » de la masculinité, dont Francis Dupuis-Déri a retrouvé des traces dès l’Antiquité, ne serait rien de moins qu’« un simple discours de propagande pour la suprématie mâle », conclut l’auteur, qui évoque des liens entre les groupes masculinistes d’aujourd’hui et les réseaux néonazis. « Il faut bien le dire : le discours de la crise de la masculinité est tout à la fois ridicule et risible, absurde et faux, scandaleux et dangereux. »

Je n’ose imaginer toutes les insultes dont il sera affublé…

La crise de la masculinité — Autopsie d’un mythe tenace

Francis Dupuis-Déri

Les Éditions du remue-ménage

320 pages

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