La vie de mannequin

Modèles en herbe

TORONTO — De Jamie Dornan (au grand écran, le M. Grey de Fifty Shades of Grey) à Derek Zoolander (le personnage de la comédie culte de Ben Stiller) en passant par Brad Kroenig (la muse de Karl Lagerfeld), les mannequins hommes inspirent rêves et fantasmes. Tout naturellement, le métier compte beaucoup d’appelés… mais peu d’élus.

Assis sur des chaises, une vingtaine de jeunes hommes s’ennuient patiemment depuis quelques heures en ce début d’après-midi estival. Nous sommes à Toronto, la semaine de mode masculine (TOM) bat son plein et ces jeunes hommes défilent, chaque soir, pendant trois jours, pour les créateurs du programme.

À quoi les reconnaît-on ? C’est assez dur à dire. Si les femmes mannequins se reconnaissent en un coup d’œil grâce à leur taille hors norme et leurs jambes de girafe, capables de faire passer la majorité des humains pour des lilliputiens en surpoids, les hommes sont, eux, beaucoup moins distincts.

FACE À LA CRITIQUE

Ainsi, autour de nous, des mannequins affichent des épaules carrées et des muscles dessinés au couteau. D’autres hommes ont le physique androgyne qui plaît tant aux créateurs avant-gardistes. Certains sont tout à fait quelconques à première vue, mais se révéleront par leur marche assurée et leur regard martial lors des défilés, ou par leur photogénie.

Ses cheveux blonds ramenés en une mèche au-dessus de la tête, Julien Lacelle, un mince jeune homme de 25 ans, se définit quant à lui comme un caméléon. « La plupart des mannequins sont soit homme, soit garçon. Il y a de tout. Être androgyne, c’est populaire. Tu sais, la mode aime ce qui est intrigant. Ce qui est fascinant est important », explique le Montréalais, venu à Toronto avec un petit groupe de mannequins recrutés par une agence toute nouvelle à Montréal, Modèles LCP.

Il a vaincu sa timidité d’adolescent grâce au théâtre. De ses années d’introversion, il a gardé une certaine modestie, et certains complexes.

« Je ne connais aucun mannequin qui trouve son corps parfait. Dans ce travail, tu te fais tout le temps critiquer. »

— Julien Lacelle

« Moi, ce que j’ai souvent entendu, c’est que je n’étais pas assez musclé, que je ressemblais trop à un acteur et que j’avais un grand nez. »

Il y a des apprentis comédiens, et des apprentis mannequins.

Julien est l’un d’entre eux. Il a déjà plusieurs années de mannequinat à son actif : il est passé par plusieurs grandes agences montréalaises, et a même été envoyé pour un contrat en Inde. L’Asie est un débouché fréquent pour les jeunes mannequins québécois : un marché lucratif, et pas très risqué, où faire ses classes discrètement.

Pour Julien, l’expérience s’est révélée formatrice, certes, mais peu rémunératrice : son agence montréalaise a perçu 10 % de ses gains, son agence indienne, 40 %, et Julien a ensuite payé de sa poche son logement et ses déplacements. « Je me suis endetté ici, pendant que j’étais là-bas. Quand je suis revenu, j’ai dû repartir de zéro. J’ai fait plein d’argent là-bas, mais je n’ai rien gagné. En fin de compte, c’est presque comme si j’avais payé pour travailler. »

BÉNÉVOLAT

Payer pour travailler. Voilà qui est loin de l’idée que l’on se fait du monde du mannequinat, et de la mode.

L’image du luxe – un secteur qui ne connaît pas la crise – et de la démesure fait croire que tout est parfait. Mais en fait, seulement une petite minorité d’hommes vit du mannequinat. C’est vrai au Québec comme dans le reste du monde. Le mannequinat reste aussi l’un des rares domaines dans lesquels un homme est sûr d’avoir moins d’occasions et de revenus qu’une femme.

À la Toronto’s Men Fashion Week, un événement qui en était à sa troisième édition cet été, les mannequins – comme les maquilleurs, techniciens, etc. – ne sont donc pas payés.

« C’est un jeu de hasard, croit Sands Palabrica, qui a lancé son agence Modèles LCP sur un coup de tête et a fourni à TOM un petit contingent de mannequins. Il y a des mannequins qui sont découverts dans un McDonald’s. On espère que des clients nous verront ici. »

« On n’est pas payés, mais on est bien traités », nuance Julien Lacelle. En témoignent les larges boîtes de pizza qui sont livrées à la mi-journée aux modèles, et qui provoquent parmi eux des éclats de rire, en référence à la blague devenue célèbre chez les mannequins : « Don’t feed the models ».

UN MÉTIER DIFFICILE

Bien des hommes qui défilent ici le font ainsi pour la première fois.

C’est le cas de Marc-Antoine Cloutier, qui a été recruté par une agence de Toronto à 17 ans, avant de se tourner vers des études de génie civil et d’être « repêché » par l’agence ema de Drummondville, connue pour avoir découvert Jessiann Gravel, une Québécoise à la carrière impressionnante. « Ici, j’étais programmé pour 11 défilés. J’en fais 9. Je ne me vante pas, mais pour moi, c’est wow », dit-il.

Son copain, Valentin Levain, 23 ans, dont 6 années dans le mannequinat, a eu moins de succès sur les défilés de TOM.

« Dans ce métier, on t’aime ou on ne t’aime pas. C’est difficile. Parfois, on te dit oui. Après, c’est non. Mais le monde de la mode t’apprend à avancer. »

— Valentin Levain

Ce Français venu à Montréal pour étudier à HEC est cet automne l’un des visages de la campagne de pub du centre Alexis Nihon. Au fil de sa carrière, il a connu des moments plus lucratifs que d’autres : il évalue, depuis 2009, ses gains dans le mannequinat à 35 000 $. Il voit le mannequinat comme une carrière et se montre donc stratégique. Cette approche est selon lui indispensable. « Le mannequinat, c’est du poker. Il faut bien placer ses pions, ses cartes. Et après, tu surfes sur la vague », sourit-il.

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