Chronique

Safia Nolin ne vous doit rien

« Tu me lève[s] le cœur ce matin avec cette Grosse Lesbienne Laide. » C’est le premier courriel que j’ai reçu, samedi matin, après la publication de mon entrevue avec Safia Nolin. André D. me l’a envoyé à 7 h 31. Avait-il bu son café ? Je ne sais pas. Ce que je sais, en revanche, c’est qu’il a ressenti, au petit matin, le besoin irrépressible d’exprimer son homophobie et sa misogynie.

J’aurais aimé pouvoir vous dire que le message haineux d’André fut l’exception qui confirme la règle. Ce n’est malheureusement pas le cas. Ma boîte de courriels empeste depuis samedi. « La première fois que j’ai vu cette (chose) se présenter sur scène pour recevoir un prix il y a plus d’un an, habillée en pas rapport […], elle a vraiment manqué de faire une bonne première impression. Depuis ce temps, je ne la regarde pas comme une interprète, mais bien comme une gr… con… mal engueulée », m’a écrit André C., « un vieux qui aime garder un certain décorum ». Heureusement.

Pierre a pris la peine de m’écrire pour me dire qu’il ne m’avait pas lu : « Désolé de ne pas lire votre article cette semaine, mais elle, pas capable ! » Quelques-uns, comme François, m’ont reproché de leur avoir « imposé » cette entrevue. « On en a plein notre casque des états d’âme de Safia Nolin. On n’a pas à subir ça. […] Nous ne sommes pas ses thérapeutes et elle n’a pas à nous entraîner dans les moments sombres de sa vie. À ce que je sache, on ne lui impose pas les nôtres. Pitié ! », m’a-t-il écrit, en me remerciant poliment de l’avoir lu…

Safia Nolin chante. Elle compose des chansons. C’est son métier. Ce n’est pas une chroniqueuse, une influenceuse ou une animatrice. Ce n’est pas une élue. C’est une artiste à la voix singulière et magnifique, aux chansons tristes nourries de spleen.

C’est aussi, à l’évidence, un oiseau fragile, blessé, sensible, qui a survécu à l’abandon, à l’intimidation, et qui tente de s’en sortir.

On parle beaucoup, avec raison, du fléau de la cyberintimidation. Demain soir, Télé-Québec diffuse un documentaire d’Hugo Latulippe et de Pénélope McQuade sur les trolls, ces internautes qui en insultent d’autres sur les réseaux sociaux. Je me demande, depuis deux ans au Québec, combien d’artistes ont été insultés plus souvent que Safia Nolin par des quidams sur Facebook et Twitter ou par des chroniqueurs et des blogueurs (dont certains se disent eux-mêmes « victimes » de trolls). Pour le simple fait d’être artiste. Le déversoir de haine dont Safia Nolin a été la cible depuis qu’elle a eu le malheur de gagner un Félix est inouï. Cette chronique s’en veut un aperçu.

Intolérance et bêtise  

J’ai parcouru, par curiosité ce week-end, les commentaires de lecteurs sur la page Facebook de La Presse, à propos de l’entrevue que Safia Nolin m’a accordée. Quel enthousiasmant portrait de société… « D’une vulgarité extrême et en plus attriquée comme la chienne à Jacques. […] Et pour ce qui est de son supposé talent, pas sûre », a écrit Josée. « Ça prend pas grand-chose pour devenir une vedette au Québec… », croit Guillaume. « C’est le club de butch de Limoilou qui l’a fait connaître », lui a répondu Danny.

Il y en a plusieurs, semble-t-il, parmi les détracteurs de Safia Nolin, qui ne sauraient distinguer une chanteuse de talent d’un aspirateur central. Mais qui soutiennent qu’elle n’a pas de talent parce qu’elle porte un t-shirt.

La plupart en ont surtout contre son apparence. « Tiens, la chienne à Jacques », écrit Nicholas. « Elle est habillée comme une BS de Walmart », ajoute Philippe. « Elle a l’air d’une tout croche », tranche un troll. « Tu me rendrais service Safia si tu mettrais de la lingerie fine ou un g-string. Lol », renchérit un autre.

Mon entrevue s’intitulait « Une année sans lumière », en référence à une chanson d’Arcade Fire et au nouvel album de Safia Nolin, Dans le noir. Les adeptes de calembours y ont vu leur chance de briller : « Avec sa gueule, pas besoin de lumière » (Brigitte) ; « Reste dans le noir zouzounne, c’est excellent » (Roger) ; « Une année sans talent ! » (Gary). Sans oublier cet édifiant dialogue de trolls anonymes : « Ça serait bon pour ma rétine qu’elle reste dans la noirceur ! » « Oui, il faut préserver ta rétine des pas belles du genre » « Pas une lumière, celle-là ! » « Une année sans lumière, surtout dans son cerveau. Lol »

D’autres, adeptes d’émoticônes comme un certain Gilles, ont publié des emojis de personnages qui vomissent ou qui rient aux larmes. J’ai pensé, spontanément, à l’aspirant juge à la Cour suprême des États-Unis, Brett Kavanaugh, qui se serait moqué de Christine Blasey Ford alors qu’elle était terrorisée par la peur d’être violée.

Safia Nolin était invitée sur le plateau de Tout le monde en parle dimanche. Elle a précisé être encore très affectée par l’intimidation dont elle fait l’objet. Ce sont surtout des gars ou des filles ? lui a demandé Dany Turcotte. « Il y a beaucoup de gars, a-t-elle répondu. Ils veulent que je ferme ma gueule. »

Au même moment, sur Twitter, ses détracteurs lui donnaient raison. « Pourquoi Safia Nolin à #tlmep ? Y’a pourtant de très grands artistes québécois de qualité qui ne se sont pas servi de “la pitié” pour faire carrière ? […] Sa seule carte c’est son anarchisme verbal et vestimentaire ! Misère noire », a écrit Pascal, qui se décrit comme le fier papa d’un ado. « Décidément, je ne comprends pas le buzz autour de Sofia Nolin ! J’entends ses tounes et je trouve ça déprimant… L’entendre et la voir en entrevue, ce n’est pas facile ! », a ajouté Nathalie, une enseignante au primaire.

Les habituelles insultes de trolls pleuvaient sur le fil de la populaire émission : « Que tu pèses 225 ou 110 lbs, quand t’es conne t’es conne », « Je préfère la drill de mon dentiste à une entrevue de Safia Nolin » ; « Je croyais que l’école était obligatoire au Québec ». Lorsqu’on sait que Safia Nolin a quitté l’école à 15 ans, notamment parce qu’elle était victime d’intimidation…

Je vous épargne les dizaines d’autres commentaires désobligeants sur ses vêtements, ses cheveux et son orientation sexuelle. Ils en disent long sur l’intolérance, les préjugés et la bêtise de trop de gens incapables de garder pour eux leurs opinions nauséabondes.

Ces insultes en disent long aussi sur l’image stéréotypée de la femme dans notre société. Sur l’injonction faite à la femme de se conformer aux diktats, sous peine d’être humiliée publiquement. La manière de s’exprimer, de s’habiller, de se maquiller, de se coiffer, qui correspond aux standards établis et qu’on ne saurait remettre en question. La femme a une fonction : plaire. Si elle ne la remplit pas, elle est considérée comme un produit défectueux. Et son refus d’obtempérer, comme un affront.

« Elle a le droit de rester moche si elle aime ça. Si elle témoigne dans un reportage, on a le droit de lui dire ce que l’on pense. C’est elle qui vient nous embêter », estime Daniel. « Qu’attend cette personne pour retirer sa face des ondes ? », demande Ginette. « Elle n’a pas appris les bonnes manières à la petite école », croit Georges. « Pas de classe, cette fille-là ! », ajoute Serge avec classe.

Le commentaire le plus ironique ? Celui de Simon : « C’est quand même à cause de la méchanceté des gens qu’elle est où elle est présentement, non ? » Misère noire.

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