Opinion

Et si on enseignait l’hygiène numérique

7 h 30 du matin à mon collège. Une dizaine d’étudiants sont affalés sur des banquettes ou encore assis autour de petites tables rondes dispersées le long des corridors. À peine éveillés et le dos bien courbé, ils contemplent dans le plus parfait silence, et tous dans leur bulle, leur téléphone intelligent qu’ils maintiennent à 6 pouces de leur nez. M’activant pour faire des photocopies pour mon cours de 8 h, je passe et repasse dans le long corridor. Eux ne bronchent pas. Immobiles, ils semblent pétrifiés, hypnotisés par les images qui filent et défilent sur la petite surface de verre qu’ils caressent de l’index… 

Des scènes comme celle-ci, j’en croque à plusieurs reprises au cours de ma journée. À la cafétéria, dans les salles de cours, à la bibliothèque, devant les casiers et encore et toujours dans ces longs corridors de la mort de l’esprit… 

Et c’est alors que j’ai une pensée pour Hygie. Fille d’Asclépios, le dieu de la médecine, elle était reconnue dans la mythologie grecque pour être la déesse de la santé et de la propreté – de la prévention, dirions-nous aujourd’hui. Cette déesse a d’ailleurs laissé une trace de son passage dans le mot hygiène, un mot qui pourra faire sourire certains, tellement il peut sembler vieillot à notre époque. 

Autrefois, à la petite école, alors que les conditions de vie étaient difficiles, les enseignantes prenaient un peu de temps pour parler d’hygiène de vie aux écoliers.

Elles leur apprenaient à s’occuper de leur corps, à en prendre soin. Se laver les mains, prendre au moins un bain par semaine, garder ses cheveux propres, se brosser les dents représentaient autant de gestes de respect envers eux-mêmes, mais aussi et surtout à l’endroit de tous ceux qu’ils avaient à côtoyer au cours de la journée. 

Ces comportements de savoir-vivre ou de bienséance – autre mot vieillot – ont fini par être intériorisés de nos jours. Mais qu’en est-il toutefois de l’hygiène de l’esprit et plus particulièrement de l’hygiène numérique chez les élèves et les étudiants de nos écoles et de nos collèges ? 

Si je me fie à ce que je vois chaque jour dans mon établissement d’enseignement, je dois affirmer que personne ne leur a appris au cours de leur parcours scolaire à maîtriser, dans le sens fort du terme, le monde numérique dans lequel ils sont plongés des dizaines et des dizaines d’heures depuis qu’ils sont tout petits.

En fait, il serait plus juste de dire que ce sont plutôt eux qui sont dominés par celui-ci, au risque d’en devenir esclaves. Bien sûr qu’ils savent utiliser les nombreuses applications numériques à leur disposition. Ils possèdent ces compétences techniques. Mais personne ne leur a appris à en faire bon usage, un usage sain. Personne ne leur a inculqué un semblant d’hygiène numérique qui aurait comme finalité de les protéger des dommages que ces applications peuvent entraîner sur leur façon d’être, de vivre, de penser et d’interagir avec leurs semblables.

Aveuglés par le progrès

Le monde des adultes, aveuglé par le mythe du progrès qui tend à faire croire que tout ce qui est nouveau est nécessairement bon, peu importe la dose, a laissé ces jeunes à eux-mêmes, les a abandonnés à leurs pulsions premières et primaires qui consistent à se laisser happer par tout ce qui brille, bouge, divertit, attire l’attention et engourdit le corps et l’esprit. 

Et les ravages causés chez ces jeunes adultes sont inquiétants : déficit de sommeil, mauvaise condition physique, embonpoint, sentiment de solitude, troubles anxieux, détresse psychologique, déficit de l’attention, dépression, difficulté à interagir avec les autres en face à face, diminution des résultats scolaires, etc. Jean M. Twenge, professeure de psychologie à l’Université de San Diego, s’est penchée sur le phénomène dans son livre intitulé Génération internet. Elle en vient à affirmer qu'à la suite de cette surexposition au monde numérique, « la iGen – la génération qui est née à partir de 1995 – est au bord de la crise de santé mentale la plus grave observée chez les jeunes depuis des décennies »1.

Et pendant ce temps, comment réagit le monde de l’éducation face à ce fléau ? Par un aveuglement volontaire.

Ainsi, loin d’y aller d’un effort de lucidité, les enseignants, technopédagogues et directions scolaires en redemandent, comme si le fait d’être hyperbranché représentait la panacée à tous nos problèmes de société : plus de budget pour plus tablettes, de téléphones intelligents, d’écrans plats, de réalité virtuelle, d’intelligence artificielle et de cours à distance. 

Histoire d’illustrer l’inconscience et l’insouciance de tous ces technophiles invétérés, Radio-Canada nous a appris voilà peu que certains cégeps, toujours en quête de « clients », allaient jusqu’à proposer à leurs étudiants… des cours d’éducation physique en ligne2 !

Et en passant, dans la mythologie grecque, Panacée était la sœur de Hygie, soit la déesse guérisseuse… Reste plus qu’à implorer ces deux divinités pour qu’elles nous viennent maintenant en aide ! 

* Également auteur de L’école amnésique ou Les enfants de Rousseau (Poètes de brousse – Essai libre, 2018)

1. Jean M. Twenge, Génération internet, Éditions Mardaga, Bruxelles, 2018, p. 134

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