CHANGEMENTS CLIMATIQUES ET INÉGALITÉS

La paralysie de la société s’explique par l’inimaginable

La mobilisation face à la menace des changements climatiques prend de l’ampleur depuis un certain temps : pacte, déclaration d’urgence climatique, couverture des médias – et les gilets jaunes. En fait, la préoccupation se fait grandissante depuis assez longtemps. Ce qui est frappant – mais tout à fait en conformité avec l’expérience vécue depuis des décennies (entre autres, par le mouvement environnemental) – est le peu de réactions au niveau sociétal, d’abord chez les décideurs, mais aussi, plus généralement, au sein de la population elle-même. Celle-ci ne semble pas savoir comment s’y prendre et se défoule avec le Vendredi fou et les plus récents modèles de VUS.

Reste que tout ce brassement se fait presque en abstraction des avertissements et des connaissances, qui sont en place depuis plus de 20 ans. Les rapports quinquennaux du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), par exemple, ne font qu’ajouter des précisions, des détails, alors que nous savons que nous sommes dans le jus depuis longtemps. Ce qui est frappant est l’absence presque totale de contributions venant de la société civile quant aux gestes à faire. Dans mon livre Trop tard, j’essaie de fournir une explication de la situation, que je résume ici.

Finalement, il n’y a pas de gestes que nous pouvons faire, aussi dramatiques soient-ils, qui peuvent constituer une réponse au défi décrit par les avertissements et les connaissances. Le GIEC, dans son rapport de 2013-2014, avait même calculé la quantité totale et globale des émissions que l’humanité peut se permettre de rejeter dans l’atmosphère. Les jeunes chercheurs de l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS) avaient déjà fait le travail qui s’imposait en 2013, plutôt catastrophique, mais ce n’est pas un groupe constitué pour insister sur la mobilisation qui devrait en découler.

Et à travers ces interventions, nous voyons une autre situation, venant du Sud, qui montre les défaillances même de nos plus sérieuses interventions ici dans le Nord. Pendant des décennies, nous avons laissé se maintenir dans nos pays ressources, d’où venait une partie importante de ce qui entre dans la fabrication et le fonctionnement de nos produits de consommation (finalement, de luxe), une situation de pauvreté abjecte que nous suivons avec les indices des Nations unies et le nombre de personnes vivant avec 2 $ ou moins par jour. Pourtant, dans tous les bidonvilles du monde, dans tous les pays pauvres que notre système a négligé d’inclure dans ses « progrès », il y a des télévisions et d’autres moyens de nous suivre. Les quelques milliards de pauvres dans le monde savent assez bien comment nous vivons dans les pays riches. Les migrations, dont de plus grandes à venir, nous fournissent un signal quant aux problèmes à associer aux gestes qui s’imposent.

Les populations des pays riches vivent au-dessus de la capacité de la planète à les soutenir depuis des décennies. Il s’agit d’un autre indice révélateur, l’empreinte écologique. Selon les chiffres calculés pour le Québec quand j’étais commissaire au développement durable, il faudrait trois planètes pour soutenir l’humanité si tout le monde vivait comme nous. Ce qui a empêché – ce qui empêche toujours qu’une telle situation n’éclate –, cela s’appelle les inégalités dans le monde. Il s’agit encore d’un autre sujet couvert par les médias, et par les populations, depuis longtemps.

La paralysie des sociétés riches – et non seulement de leurs décideurs – vient d’une conjugaison de plusieurs de ces phénomènes, en cours et devenant plus importants. 

En particulier – et c’est le sujet qui préoccupe le GIEC –, notre civilisation carbure depuis la Deuxième Guerre mondiale sur l’énergie fossile, dont le pétrole alimente nos transports et le charbon et le gaz – pour faire simple – notre électrification. Les prévisions de l’Agence internationale de l’énergie, le bras énergétique des pays riches, l’OCDE, indiquent qu’il y aura, dans les 15 prochaines années, un déclin important du pétrole plutôt facile d’accès, et donc plutôt bon marché, ce qu’on appelle le pétrole conventionnel – cela à moins d’en trouver de nouvelles réserves contre toute attente, contre toutes les tendances des dernières décennies.

Dans ce contexte, l’énergie non conventionnelle – le pétrole et le gaz de schiste, ce qui sort des sables bitumineux, le pétrole venant des forages dans les profondeurs de la mer – ne viendra pas à notre rescousse, puisqu’elle est en quantité insuffisante pour remplacer les sources d’énergie en déclin et, surtout, puisqu’elle fournit un rendement énergétique par rapport aux coûts énergétiques investis pour l’obtenir beaucoup plus faible que ce que nous avons connu avec le pétrole conventionnel. Nous sommes – pour les 15 années qui viennent – devant une baisse dramatique et inéluctable de notre consommation d’énergie (fossile) et donc devant des obstacles insurmontables pour le maintien de notre production industrielle presque entièrement dépendante des apports en énergie (fossile).

Lorsque nous jumelons les implications de ce portrait, qui va amener l’humanité vers une égalité insoupçonnée et non désirée par les populations des pays riches, vers une exigence de mieux en mieux exprimée venant des pays pauvres, qui cherchent justement à sortir de la pauvreté dégradante qu’ils connaissent depuis longtemps dans un monde où la richesse n’apparaît que sur une petite partie de sa surface, nous aboutissons à la paralysie des décideurs, des sociétés.

L’automobile représente probablement le meilleur symbole de la situation. Dans un proche avenir, nous allons découvrir que ce n’est pas l’automobile électrique qui va nous sauver. Nous allons découvrir que le milliard des gens dans les pays riches ne trouveront pas l’énergie nécessaire pour alimenter leurs flottes, ce qui aura peu d’impact dans les pays pauvres où il n’y en a pas de toute façon. Juste penser à une telle éventualité est suffisant pour expliquer la paralysie de tout le monde.

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