OPINION

À propos de l’annulation de Kanata

Maintenant que Kanata a été annulé, j’aimerais, comme dramaturge et coauteur du texte, préciser certaines choses à la suite de plusieurs des commentaires qui ont été exprimés.

Bien que l’histoire de la pièce ait été écrite en très étroite collaboration avec Robert Lepage et inspirée par toute l’énergie des comédiens et comédiennes du Théâtre du Soleil, je parlerai en mon nom personnel.

Il y a tout d’abord une question de contexte. Quand Robert m’a offert de participer à cette magnifique aventure avec le Théâtre du Soleil, nous étions en 2015, quelques mois avant l’élection de Justin Trudeau et de sa célèbre boutade : « Parce qu’on est en 2015 ! » Mais le 2015 où nous étions était celui de la fin du règne de Stephen Harper, qui ne voulait rien savoir d’une enquête sur la disparition des femmes autochtones. Il n’y avait pas de Commission de vérité et réconciliation, il n’y avait pas le Théâtre autochtone du Centre national des Arts ni les nombreux programmes de subventions du Conseil des arts du Canada dédiés aux artistes des Premières Nations, et on ne parlait pas d’appropriation culturelle – ou si peu.

Sur toute cette question, c’était une autre époque ! Alors quand Robert m’a dit qu’il voulait faire une création qui parlerait de cette situation, en rapport avec les pensionnats, il m’a semblé évident que oui, il fallait en parler.

D’où la question : pourquoi ne pas avoir engagé d’acteurs autochtones ? Ariane Mnouchkine avait « offert sa troupe » à Robert pour faire une création. Quel metteur en scène n’aurait pas accepté l’honneur d’une telle invitation ?

Au sujet du Théâtre du Soleil

Mais voilà, le Théâtre du Soleil, c’est une troupe, c’est un modèle unique en Europe. Ce n’est pas une compagnie qui engage des acteurs pour quelques mois selon les productions comme partout ailleurs. C’est une trentaine de comédiens et comédiennes, de nationalités diverses – sans aucun Canadien ou autochtone –, qui travaillent ensemble à longueur de semaine, à longueur d’année, depuis 5, 10, 15, 20 ans, même plus. C’est un esprit, c’est un corps.

On ne peut, pour un projet, y intégrer quelques acteurs étrangers qui viendraient, épisodiquement, faire quelques laboratoires de création étalés sur deux à trois années, puis quelques semaines de répétitions avant la première. En pareil cas, il n’y aurait pas la cohésion si spécifique des acteurs du Théâtre du Soleil. Quant aux concepteurs, chaque compagnie a son personnel de production et, devant un spectacle d’une telle ampleur, sur deux continents, où les problèmes sont complexes et les risques, très importants, un metteur en scène s’entoure de personnes qu’il connaît et sait capable de livrer la marchandise.

L’idée maîtresse du Théâtre du Soleil est que le théâtre rassemble les humains au-delà de leurs différences. C’est pourquoi ces acteurs ne se considèrent pas comme Français ou Chinois ou Iraniens, mais comme des artistes sensibles à toutes les histoires et les cultures humaines.

C’est pourquoi le Théâtre du Soleil s’est intéressé au Japon, à l’Inde, au Cambodge, entre autres, à travers de grandes formes artistiques, la plupart du temps venues de l’Orient. Alors quand Robert leur a parlé de la situation des Premières Nations du Canada et de ce que le pays leur avait fait subir, les Brésiliens et les Australiens ont reconnu ce qui se passait dans leur pays, les Afghans qui avaient fui les talibans se retrouvaient dans cette histoire de répression ; idem pour les Arméniens et pour plusieurs autres. La situation des autochtones du Canada s’élargissait et devenait la métaphore de la tragédie de la perte d’identité de tous les peuples.

Kanata et l’affaire SLĀV

Et puis est arrivée l’affaire SLĀV. Et le lien avec Kanata. Et les commentaires de plus en plus vitrioliques sur les réseaux sociaux. Et les procès d’intention. Tout à coup, nous ne racontions plus une histoire que nous voulions universelle, nous faisions de l’appropriation culturelle ; nous ne faisions plus un travail de recherche et de documentation respectueux et rigoureux, nous étions des extracteurs de cultures et nous instrumentalisions les personnes consultées ; tout à coup, on nous distribuait dans le rôle des « Blancs ».

Avec la lettre du Devoir du 14 juillet, le tournant médiatique de l’affaire était pris officiellement. Lors de la rencontre avec les signataires et plusieurs autres, qui fut franche et respectueuse, nous avons senti la bonne volonté de la majorité des participants. À plusieurs reprises, on a souligné l’intérêt et le respect de Robert pour la culture des autochtones à travers les spectacles qu’il avait réalisés au Cirque du Soleil ou à Wendake, en y intégrant des artistes des Premières Nations.

Robert a expliqué que si le projet avait eu lieu seulement avec sa compagnie, au Canada, assurément il aurait engagé des artistes autochtones.

Le passé étant garant de l’avenir, on peut tout à fait le croire. Lui et Ariane Mnouchkine ont expliqué le contexte spécifique de Kanata. La plupart des gens comprenaient, particulièrement ceux du monde du théâtre, plus sensibles à la réalité concrète de la pratique.

Et puis nous avons spécifié que nous ne parlions jamais au nom des autochtones, le point de vue était toujours le nôtre. Nous avons raconté l’histoire de la pièce. Il s’agit d’une fiction, de trois histoires, liées entre elles, qui se passent en trois lieux et trois époques différentes au Canada, où chaque fois, un artiste européen se lie d’amitié avec une personne des Premières Nations et, de ce fait, découvre ce qui arrive à cette nation sur une période de deux siècles. Et nous avons aussi exprimé le point que l’histoire des pensionnats et celle de la disparition des femmes dans l’Ouest étaient aussi des histoires canadiennes. Sur les 60 scènes de la pièce, une quinzaine seulement met en scène des personnages des Premières Nations. Si la souffrance était celle des personnes autochtones, l’histoire était aussi la nôtre. Ce sont les actions du gouvernement canadien qui étaient en cause.

Après cinq heures de discussion, tout le monde était davantage conscient de la situation de l’autre.

Robert et Ariane Mnouchkine réfléchiraient à ce qui était faisable, aux personnes-ressources pouvant être impliquées sur des questions très spécifiques. La directrice du Théâtre du Soleil, ne pouvant intégrer d’acteurs, propose alors d’ouvrir son théâtre, la Cartoucherie, pour une période d’un à deux mois, à une ou plusieurs compagnies autochtones, à la suite de Kanata, pour y présenter ce qu’ils désirent, pour offrir une vitrine au théâtre des Premières Nations canadiennes sur une scène parisienne. Robert laisse tomber un scoop : un espace de temps est prévu pour les artistes autochtones de toute discipline, chaque année, dans son nouveau théâtre, Le Diamant. La réunion se termine sur une note positive, on parle de pont qui se construit ; l’atmosphère est cordiale et une majorité s’en trouve satisfaite.

Quatre porte-parole sont désignés pour parler aux médias le lendemain. Ce qui est fait. Certains soulignent les avancées, le désir de poursuivre le dialogue, les offres qui ont été faites ; d’autres mettent davantage l’accent sur leur méfiance, allant même jusqu’à dire que les offres de partenariat futures n’étaient peut-être là que pour acheter la paix – du moins c’est ce qui a été rapporté – et d’autres encore, qui n’étaient pas parmi les porte-parole, réfractaires au projet, ont dit que Mme Mnouchkine et Robert Lepage étaient fermés ; on a parlé d’entêtement, d’arrogance, etc., ce qui n’était pas vrai. Et si un ou deux grands titres parlaient d’un premier pas dans la bonne direction, la plupart de ce qui sortait disait : « Kanata se fera sans les autochtones », « Kanata se fera sans nous », etc.

Après cinq heures de discussion, il semblait donc que rien n’ait été changé. Il n’en fallait pas plus pour que l’incendie éclate. Et rapidement.

Jusque dans l’Ouest canadien. Et que chaque jour, l’agressivité de certains commentaires croisse de façon exponentielle. Et on était encore à cinq mois de la première… Je comprends que des diffuseurs aient craint des débordements malheureux. Après tout, on est en 2018…

Je suis très déçu de la situation, mais je n’ai pas baigné trois ans dans cette culture sans comprendre la colère légitime dont Kanata a fait les frais, et tout le processus de guérison dans lequel sont plongées les personnes des nations autochtones. Quelqu’un a dit : « Ils nous ont volé nos terres, ils nous ont volé nos ressources, ils nous ont volé nos enfants, maintenant, ils veulent voler nos larmes. » La formule est très forte. C’est vrai, tout leur a été volé, mais nous, les larmes, nous voulions les partager.

Je trouve dommage, dans cette histoire, que les personnes de bonne volonté présentes à la réunion n’aient pu faire entendre leur point de vue aussi fort que ceux qui ne l’étaient pas. 

Je trouve dommage qu’on n’ait pas vu en nous et toute l’équipe, des alliés, des artistes qui tentent de faire la lumière sur une situation tragique auprès de leur public respectif, au-delà de nos appartenances réciproques, ce qui est une des missions de l’art.

Je trouve dommage qu’on ait fait de nous des « Blancs ».

Maintenant que le spectacle est annulé, on constate que les offres d’Ariane Mnouchkine et de Robert Lepage étaient sincères, puisqu’ils les ont maintenues. Et ce, malgré la déception, malgré des pertes d’argent très importantes, malgré trois ans de travail perdu, malgré des acteurs sans spectacle, malgré une réputation qui a souvent été ternie injustement. L’ouverture était réelle, mais, si on regarde les faits, elle ne l’a été, malheureusement, que dans un seul sens.

Le grand chef Konrad Sioui déplorait l’annulation de Kanata. Il rappelait que Robert Lepage était un ami de la nation huronne-wendat, ce qui est vrai, et notre collaboration pour le spectacle a toujours été généreuse et chaleureuse. Connaissant ce que Robert avait déjà fait, M. Sioui était certain qu’on avait perdu une occasion en or de présenter une image positive des Premières Nations. Et c’est vrai.

Contrairement à ce que certains écrivent, on peut en parler de belle façon sans en faire partie. Comme quelqu’un peut parler de façon juste du drame que son ami a vécu. La vérité a plusieurs angles.

Ce qui est le plus dommage dans toute cette histoire, c’est que 40 000, 50 000 personnes, peut-être plus, en France, en Europe, au Canada, au Québec, aux États-Unis et même en Asie ne pourront voir cette grande histoire de rencontres, d’amitiés, de transformation de l’un par l’autre, et de prendre conscience de ce que le Canada colonial a fait à toute cette grande communauté. L’occasion ne se représentera pas de sitôt.

En espérant que quelque chose de positif sorte de tout cela et que cette pièce ne tombe pas dans les limbes de l’incompréhension.

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