Critique

Pas comme dans les romans

Rien que la vie

Alice Munro

Boréal, 313 pages

4 étoiles

Annoncé comme son dernier recueil de nouvelles, Rien que la vie d’Alice Munro pourrait bien être celui par lequel les lecteurs commenceront l’exploration de son œuvre, qui a reçu l’an dernier la récompense suprême : le Nobel de littérature.

C’est que, étonnamment dans notre époque pressée et agitée, les nouvellistes n’ont toujours pas la cote et le règne du roman tient toujours – ce qui explique pourquoi elle n’est pas aussi connue qu’elle devrait l’être, d’autant plus que la dame, qui a maintenant 83 ans, ne fréquente pas le milieu littéraire et n’accorde pratiquement pas d’entrevues. Il est important de le souligner, Alice Munro est non seulement la première Canadienne à avoir reçu le Nobel, elle est aussi la première de l’histoire du prix dont l’œuvre est entièrement consacrée à la nouvelle, une forme qu’elle maîtrise de façon prodigieuse.

On la compare souvent à Tchekhov, mais c’est aussi à Flannery O’Connor, la grande nouvelliste américaine, qu’on pense en lisant Rien que la vie. Moins violente et grotesque dans ses écrits que O’Connor – il y a un fossé certain entre le sud des États-Unis et l’Ontario –, Munro partage avec cette consœur ce regard acéré, ironique et parfois cruel sur les choses. L’écrivaine raconte dans L’œil le choc que fut pour elle l’école « où je ne sais comment j’appris à m’en tirer grâce à un bizarre mélange de terreur et de cabotinage ». Voilà une intéressante description de l’esprit de la dame, dont le père devait corriger l’insolence à coups de ceinture, ce dont elle ne se formalise pas.

Il faut souligner que pour ce dernier recueil, et probablement parce qu’il est le dernier, l’écrivaine a ajouté quatre textes qu’elle estime ne pas être « des nouvelles à proprement parler ». « Elles forment une unité distincte, qui donne le sentiment d’être autobiographique, encore qu’il arrive, par moments, qu’elle ne le soit pas dans le détail des faits. Je crois qu’elles sont les premières et dernières choses – et aussi les plus proches – que j’aie à dire de ma propre vie. »

Quatre textes où l’on peut réfléchir, si l’on veut, à ce que ce doit être que de développer son regard entre une mère insatisfaite, ancienne institutrice qui sonnait toujours faux même pour sa propre famille, et un père « qui trouvait toujours les mots justes pour chaque occasion ». « Il comprenait qu’il ne fallait rien dire de trop particulier... »

Nous sommes encore dans des villages, ce n’est ni la campagne ni la « grande » ville, au milieu de personnages ordinaires – c’est ce qui fascine tout le monde chez Munro, cet « ordinaire » qui, parce qu’il étonne, en dit plus sur le lectorat que sur les sujets de l’écrivaine.

Ils sont, parfois sans le savoir, à un tournant de leur vie ou l’ont raté, ce qui aurait pu tout changer. Dans des époques où les conventions déforment les relations et écrasent autant les hommes que les femmes – ils sont souvent plus médiocres qu’elles, puisqu’elles sont plus facilement au bord de la transgression qu’eux.

Par exemple dans Admussen, le récit d’un désir qui aurait pu être simple s’il ne fallait pas passer par un mariage pour l’excuser… Et toujours, au détour, ces phrases implacables qui résument la psychologie d’un personnage, sinon la vraie nature de ses contraintes. Aucun revirement spectaculaire, simplement la corrosion de la banalité.

Concision et densité, réalisme cru, ellipses surprenantes qui émaillent chaque nouvelle, Munro n’est jamais dans ce temps linéaire de beaucoup de romans où les héros ou héroïnes traversent des épreuves jusqu’au finale, mais dans ces instants en apparence anodins qui sont plus près de la mémoire qui réécrit nos existences, donc plus près de notre perception du réel.

« Ce n’est pas un conte que j’écris, rien que la vie », peut-on lire dans la nouvelle éponyme. C’est exactement ça. Et cette superbe chute, ultime, dans laquelle tout le monde peut se reconnaître : « De certaines choses on dit qu’elles sont impardonnables, ou qu’on ne se les pardonnera jamais. Mais c’est ce qu’on fait – on le fait tout le temps. »

EXTRAIT

« Elle avait existé, elle n’existait plus. Plus du tout, comme si elle n’avait jamais existé. Et les gens s’affairaient alentour, comme si ce fait scandaleux, on pouvait le surmonter, en prenant des dispositions raisonnables. Lui aussi se plia à la coutume, signa là où on lui dit de signer, disposant de ce qu’il convenait de faire des “restes” – comme on dit. Quel excellent mot – “restes”. Comme quelque chose qui se dessécherait et tomberait en poussière, oublié au fond d’un placard. »

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