Souvenirs

La mémoire en photos

Une photo de famille, c’est un lien avec son histoire. Avec les nouvelles technologies, il est plus facile de prendre des photos, mais il est aussi plus facile de les perdre. Comment éviter un tel désastre ? Comment y survivre ?

UN DOSSIER DE MARIE TISON

Perdre ses photos, perdre sa mémoire

Elle avait confectionné un album photo qui retraçait toutes les étapes de l’adoption de sa fille : les procédures, le voyage au Viêtnam pour aller la chercher, la fête de bienvenue à son arrivée au Canada.

Lorsqu’un incendie a détruit la maison de Beth Gorham en juillet 2012, à Ottawa, le précieux album est parti en fumée, comme tout le reste.

« Malheureusement, j’étais seule à avoir ces photos-là, je n’avais pas de copies, se rappelle Mme Gorham. Elles ont disparu. »

Lorsque le feu s’est déclaré, une soirée de canicule, Beth Gorham a brièvement pensé à l’album, aux photos de famille, mais n’a rien pris en fuyant.

« Lorsque nous nous sommes rendu compte que le feu était pris, le porche était totalement enflammé. Il a fallu sortir par-derrière. J’avais une fille, un petit chiot et un chat à faire sortir. Le reste avait beaucoup moins d’importance. »

Elle pensait être capable de récupérer quelque chose plus tard, peut-être les albums rangés dans une caisse au sous-sol. Ça n’a pas été possible.

« Ce qui n’avait pas brûlé avait été endommagé par l’eau, déplore-t-elle. Je m’en voulais tellement de ne pas avoir agrippé l’album de ma fille. J’aurais pu, il était dans le salon. »

Heureusement, il lui reste encore des photos de grands-parents et d’arrière-grands-parents, qui étaient entreposées dans la maison familiale du Cap-Breton. Et puis, des parents et amis ont fouillé dans leurs propres dossiers pour trouver des photos de la petite Maia, prises au cours des années, et les envoyer à sa mère.

« J’ai été inondée de photos », se rappelle Mme Gorham.

Elle avait l’habitude d’envoyer chaque année des cartes de Noël avec une photo de Maia. Parents et amis se sont empressés de les lui renvoyer.

« Ça a beaucoup aidé. Les gens ont compris l’importance des photos, ils ne voulaient pas que je sois privée de mes souvenirs. »

« Ça me revient »

Christine Grou, présidente de l’Ordre des psychologues du Québec, affirme que les photos sont un catalyseur, un déclencheur de souvenirs.

« C’est l’histoire de la personne qui se déroule dans les photos. Ça permet de faire un voyage dans le temps. »

On y voit des personnes qui sont disparues, on y voit la personne qu’on était et qu’on n’est plus, on y voit les enfants quand ils étaient petits.

« Les enfants ne sont plus petits. C’est le seul lieu où on peut visiter ça, à part dans sa mémoire. »

— Christine Grou

Il y a aussi tout ce qui entoure ou qui est derrière le sujet principal : la voiture d’oncle Gérard, la maison familiale.

Les souvenirs que la photo fait surgir ne se limitent pas à ce qui se trouve sur l’image : on se rappelle le repas de Noël, les discussions, le contexte.

« Je suis neuropsychologue de formation et j’ai eu beaucoup de patients qui avaient perdu la mémoire, indique Mme Grou. Ils regardaient des photos et ils me disaient : “Ça me revient ! ” »

Elle ajoute que tout le monde oublie certaines choses : celles-ci sont classées quelque part dans le cerveau, on ne peut pas y accéder.

« Quand on regarde une photo, c’est un déclencheur. »

Pour les personnes âgées qui commencent à perdre la mémoire, c’est rassurant de s’entourer de photos de famille. Et l’un des premiers réflexes, lors de la mort d’un être cher, c’est de trier les photos pour préparer la cérémonie.

« Ça permet de revisiter la vie de la personne, affirme Mme Grou. C’est une des façons de faire la paix avec son départ. »

La photo joue un autre rôle.

« La mémoire est une faculté qui oublie, mais aussi qui transforme, soutient la psychologue. La photo, c’est factuel, c’est statique dans le temps. Ça permet de recadrer certaines choses. »

Ainsi, une personne qui pense qu’elle n’a pas passé assez de temps avec sa famille, avec ses enfants ou ses vieux parents, peut réaliser qu’elle était présente à chaque anniversaire, chaque fête.

« Il y a beaucoup de photos avec la famille, tous ont l’air radieux. La photo permet de recadrer la narration des événements. »

Perdre ses photos, c’est donc perdre une partie de son histoire.

Beth Gorham a réalisé plusieurs choses à la suite de l’incendie de sa maison.

« Les gens surestiment à quel point leurs possessions vont leur manquer. Ce n’est pas si important. Ce qui me manque le plus, ce sont les photos que j’avais pris soin de placer dans des albums et quelques lettres spéciales, comme celles que mon père m’a écrites alors que j’étais au début de la vingtaine. »

Elle a aussi réalisé, étrangement, qu’elle prenait beaucoup moins de photos qu’auparavant.

« Ce n’est pas si nécessaire que ça de garder des choses comme souvenirs. Les souvenirs sont dans votre tête. »

— Beth Gorham

« Je prends plus de temps à essayer de vivre le moment présent plutôt que de le capturer. Plutôt que d’avoir un appareil photo ou un téléphone devant le visage, je préfère apprécier la beauté du moment, j’essaie d’imprimer l’image dans mon esprit. »

Pas facile de préserver ses photos

À l’époque, la conservation des images était simple. Au retour du laboratoire, on mettait les plus belles photos dans un album et on entassait les autres photos et les négatifs dans une boîte à chaussures. Aujourd’hui, il existe plusieurs façons de préserver ses souvenirs.

Négatifs et photos

Bien des gens ont encore de bons vieux négatifs chez eux. Il y a moyen de les numériser, de les transférer sur un nouveau support, mais c’est une bonne idée de les conserver tout de même.

« Il suffit de les garder dans un endroit sec, sans lumière », conseille François Desrosiers, directeur des ateliers chez Lozeau.

Il y a également quelques précautions à prendre pour les photos elles-mêmes : qui n’a pas vu une photo, affichée sur un réfrigérateur, perdre graduellement ses couleurs ?

Il faut éviter de garder des photos à la grande lumière, surtout s’il s’agit de photos couleur.

« La photo noir et blanc a généralement une durée de vie plus longue que les photos couleur », affirme M. Desrosiers.

Albums

Le fait de placer les photos dans un album peut résoudre le problème. Mais pas toujours. Tout dépend de la qualité de l’album. Parfois, les pages de plastique se désagrègent même si l’album a moins de 10 ans.

François Desrosiers, de chez Lozeau, indique que maintenant qu’il ne coûte presque rien de faire imprimer une photo, les gens n’ont pas envie de payer 10 $ pour une feuille de type archive.

Les vieux albums aux feuilles adhésives ont aussi leurs problèmes.

« Quand je veux numériser une image, elle est parfois tellement collée que je risque de l’abîmer en essayant de la retirer », déplore François Gagné, du cégep du Vieux Montréal.

Disquettes

L’apparition du numérique a apporté de nouvelles difficultés. Plusieurs supports sont apparus et ont disparu avec les années, comme les disquettes de 8 po et de 3,5 po. Il est difficile de trouver des lecteurs pour aller chercher les images qui y sont enfermées.

« C’est encore possible de les récupérer, mais il faut aller dans des endroits spécialisés, indique François Desrosiers, de chez Lozeau. Ça peut coûter très cher. »

Maintenant, ce sont ceux qui ont entreposé des images sur des CD et des DVD qui doivent se dépêcher. La bonne vieille clé USB semble aussi vouée à la disparition : les ordinateurs portables les plus récents d’Apple sont dotés de prises USB-C.

Disque dur

Parfois, les ordinateurs cessent de fonctionner. Ou encore, les gens se trompent en tentant de sauvegarder leurs images sur un disque dur externe.

Avec tout ça, bien des images finissent par disparaître.

« Une photo numérique, c’est intangible, souligne François Gagné, du cégep du Vieux Montréal. Ce n’est pas comme une photo accrochée sur le mur chez les grands-parents et qui est encore intacte 75 ans plus tard. La photo numérique, ça se perd aussi vite que ça se prend. »

L’ironie, c’est que malgré la prise de milliers de photos chaque jour, la période 1990-2020 pourrait préserver bien peu d’images pour les historiens.

Sites externes

L’entreposage d’images sur des sites comme Google Drive ou Dropbox peut constituer une bonne solution. C’est gratuit pour une certaine quantité d’images, puis il faut payer des frais. Il faut cependant avoir un minimum de connaissances technologiques.

« Il y a une courbe d’apprentissage », observe François Gagné, du cégep du Vieux Montréal.

François Desrosiers, de Lozeau, se pose un certain nombre de questions.

« Des compagnies poussent beaucoup le cloud, mais que va-t-il arriver de ces compagnies dans 5, 10 ou 15 ans ? Est-ce que ça va continuer à exister ? Qu’en est-il de la propriété intellectuelle ? Qui a accès à ça ? »

Bon conseil

François Desrosiers suggère à monsieur et madame Tout-le-Monde de réunir leurs meilleures photos, de les mettre sur un support important et de les faire migrer d’un support à l’autre lorsque ceux-ci évoluent. Et de ne pas craindre d’encadrer les images les plus significatives.

« Les photos, ça se passe d’une génération à l’autre », déclare-t-il.

Et il y a le livre de photos, qu’on peut commander en ligne, un bel objet que les gens peuvent garder longtemps.

« C’est une belle formule, mais il faut faire l’effort, indique François Gagné. Mais il faut quand même préserver les fichiers originaux. »

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.