Vieillir, mourir

Michèle Ouimet part à la retraite après avoir travaillé pendant 29 ans à La Presse. Voici son avant-dernière chronique publiée dans nos pages, qui porte sur la vieillesse de ses parents.

À la veille de prendre ma retraite, j’ai envie de vous parler de mes parents. Leur mort m’a traumatisée, leur vie dans une résidence pour personnes âgées encore plus.

J’ai mal vécu leur vieillesse. Ma mère souffrait d’alzheimer depuis des années et mon père a sombré dans la démence après le décès de ma mère.

J’ai l’impression d’avoir raté leur mort. Quand ma mère est décédée, je vivais à Paris. Je ne suis pas revenue à Montréal, je m’en veux encore. Je travaillais lorsque mon téléphone a sonné. C’était ma sœur Jocelyne, il était 6 h à Montréal, midi à Paris.

J’ai tout de suite pensé à ma mère, je me suis dit qu’elle était peut-être encore partie à l’hôpital en catastrophe. Je n’ai pas pensé à sa mort, ma mère ne pouvait pas mourir, c’était impossible, une mère ne meurt pas, une mère ne peut pas mourir, en tout cas, pas la mienne. J’avais tort, elle venait de mourir.« Veux-tu la voir ? », m’a demandé Jocelyne.

Pendant qu’une de mes sœurs soulevait le drap, l’autre pointait son iPhone sur le visage de ma mère. Je voulais la voir, sinon je n’aurais jamais cru à sa mort. Son visage était légèrement affaissé, sa bouche entrouverte, un œil clos, l’autre à moitié fermé. Était-ce le visage de la souffrance ? Celui de l’agonie ? Je l’ignore, mais ce n’était pas beau à voir. Ma mère est morte à l’aube dans son lit installé à côté de celui de mon père dans leur minuscule appartement situé au troisième étage d’une résidence pour personnes âgées.

Elle portait son éternelle robe de nuit élimée. C’était en janvier 2014, elle avait 89 ans.

J’ai aimé ma mère passionnément. J’étais son petit loup. Ma mère aimait ses filles. Passionnément. J’étais proche d’elle, je lui racontais ma vie. Elle m’écoutait religieusement, comme si les menus détails de la vie d’une adolescente pouvaient être captivants.

Mes copines adoraient ma mère. Elle avait un sens aigu de l’hospitalité. Il y avait toujours de la place autour de la table pour nos amis et assez de bouffe pour nourrir tout le monde, quitte à rallonger la soupe avec de l’eau. Elle avait pourtant grandi dans une famille d’immigrants italiens pauvres à La Tuque. Ma grand-mère ne parlait qu’italien. Elle s’habillait en noir avec des bas roulés en haut des genoux.

La veille de mon départ pour Paris, je suis allée voir ma mère dans sa résidence où elle vivait depuis six mois. Elle était dans la salle à manger, assise à côté de mon père à sa table habituelle, celle près de la porte-fenêtre qui donnait sur la montagne. Elle a souri quand elle m’a vue, elle souriait toujours quand elle me voyait.

« Maman, je pars à Paris demain.

— C’est long, quatre mois », m’a-t-elle répondu.

Elle se rappelait que je partais quatre mois, elle qui, pourtant, vivait sur sa planète alzheimer et oubliait tout de minute en minute. Je me suis dit que c’était un signe, qu’elle m’attendrait avant de mourir. Pourtant, je ne suis pas superstitieuse, encore moins portée sur les signes, bons ou mauvais.

Je suis partie confiante après l’avoir embrassée. Trois semaines plus tard, elle mourait.

J’ai vécu sa mort comme une trahison. Comment avait-elle osé mourir alors qu’un océan nous séparait ?

J’ai vécu son deuil à retardement. Au début, je n’y croyais pas, sa mort était irréelle, puis le deuil s’est tranquillement frayé un chemin. Quand je passais à côté de son restaurant préféré où elle grillait une cigarette après l’autre en enchaînant les cafés, sa mort me frappait comme un coup de poing.

Je sentais un vide, un vertige, une grande tristesse. La réalité me rattrapait : je n’avais plus de maman. Pourtant, je l’avais perdue depuis longtemps, ma maman. L’alzheimer me l’avait volée. Elle n’était plus qu’une femme égarée, une silhouette fantomatique au sourire éternellement béat. Ça faisait longtemps que je ne lui racontais plus ma vie.

***

Le jour de la mort de mon père, je devais partir en reportage au Liban. Mon avion partait à 18 h. À 11 h, ma sœur Jocelyne m’a appelée en larmes, elle qui ne pleure jamais. Mon père était en train de mourir.

Même s’il avait 93 ans, sa mort était inattendue. Il a toujours eu une santé de fer. Des petits bobos, mais rien de grave. Il voyait peu à cause d’une dégénérescence maculaire et il était pratiquement sourd, il fallait hurler pour se faire entendre. C’est tout ou presque. Un chêne.

Nous étions convaincus qu’il vivrait jusqu’à 100 ans. C’était sans compter sur son attachement viscéral à ma mère, leur relation fusionnelle, sa peine immense que sa mort a provoquée et qui, telle une secousse tellurique, l’a abattu, lui, le chêne.

Après l’appel de Jocelyne, nous nous sommes précipités à l’hôpital, mes sœurs et nos enfants, pour être au chevet de mon père. J’avais raté la mort de ma mère huit mois plus tôt, pas question de rater celle de mon père.

Nous sommes arrivés à l’hôpital vers midi. Mon père était mort depuis une trentaine de minutes, seul, comme un chien, sans ses enfants et ses petits-enfants à ses côtés.

Nous étions bouleversées, incapables de croire à la mort subite de notre père. Son corps était allongé sur une civière dans une pièce blanche sans fenêtres à peine plus grande qu’un placard. Son visage m’a chavirée, sa barbe hirsute, ses joues creuses, sa bouche ouverte comme s’il avait poussé un dernier cri avant de basculer dans le néant.

La mort brute, sans maquillage, la mort, la vraie, effrayante dans son indécente nudité.

***

J’ai l’impression d’avoir raté non seulement la mort de mes parents, mais aussi leur vieillesse. Je n’ai pas été assez présente dans les dernières années de leur vie. Je me suis souvent sentie lâche.

J’ai honte de l’avouer, mais à la fin de leur vie, mes parents m’énervaient. Les questions répétées de ma mère alimentées par son alzheimer me rendaient folle et la démence de mon père avec ses appels incessants m’épuisait. Je me sentais soulagée et coupable quand je les quittais et les abandonnais à leur solitude dans leur résidence de vieux.

J’ai eu de bons parents, ce qui n’arrange pas ma culpabilité. Ils étaient attentifs, aimants. Je n’ai pas connu de déchirements ou de drames, juste un petit bonheur tranquille tricoté serré, papa, maman, enfants. J’ai aussi eu la chance d’avoir deux sœurs. Heureusement qu’elles étaient là, sinon j’ignore comment je serais passée à travers la vieillesse et la mort de mes parents.

Quelques années avant sa mort, mon père a remis à ses filles trois feuilles dactylographiées où il avait fait la liste de ses placements, donné les noms des personnes à contacter, sans oublier ses numéros de compte à la caisse populaire… Il avait intitulé son document : « Que faire en cas de décès ».

Entre deux informations financières, il a décrit ses dernières volontés. Il ne voulait pas que son corps soit exposé, car, précisait-il, « c’est une coutume pénible qui tend à disparaître ».

Pas de messe ni de cérémonie, encore moins un prêtre qui aurait vanté ses qualités sans le connaître. Il ne voulait pas de cercueil, seulement une urne. C’est lui qui l’a choisie, il a pris la moins chère. C’était mon père tout craché, précautionneux, économe, désireux de tout prévoir dans les moindres détails afin d’alléger la tâche de ses filles.

Il voulait être enterré en toute simplicité dans le terrain familial au cimetière Côte-des-Neiges près de ses frères, de ses sœurs et de ses parents. Nous avons respecté sa volonté. Nous l’avons enterré en septembre. Il n’y avait qu’une quinzaine de personnes, enfants, petits-enfants, conjoints et ex-conjoints. Nous sommes restés démunis devant le trou creusé par le croque-mort. Nous avons prononcé quelques mots, puis ma sœur aînée a déposé l’urne dans le trou. Le tout n’a pris que 20 minutes.

Nous nous sommes ensuite réunis dans un restaurant. Il était 10 h du matin et mon père était déjà sous terre. Étrange impression d’avoir raté non seulement la mort de mes parents, mais aussi leur enterrement. Je n’ai pas eu le temps de leur faire mes adieux. Ce sentiment d’inachevé me tue.

***

Mes parents ont eu une vie heureuse, mais une vieillesse désastreuse assombrie par la maladie de ma mère. Mon père s’est occupé d’elle avec dévouement, il l’endurait quand elle lui posait cent fois la même question. Il s’impatientait et il se sentait coupable de s’impatienter.

Je le sais parce qu’après la mort de ma mère, j’ai eu de longues conversations téléphoniques avec mon père, lui à Montréal, moi à Paris. Ma mère l’épuisait, mais en même temps, elle donnait un sens à sa vie. Quand elle est morte, c’est comme si on lui avait arraché la moitié de son âme. « Je suis trop vieux pour vivre un choc pareil. » C’est ce qu’il répétait quand il parlait de la mort de sa Josée, sa belle Italienne.

Après la mort de ma mère, mon père l’a cherchée partout, sur tous les étages de la résidence, une quête crève-cœur et absurde complètement déconnectée de la réalité. Il l’a retrouvée au cimetière où ils reposent côte à côte pour l’éternité. Ils ne seront plus jamais séparés.

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