Éditorial François Cardinal

Le péril jeune

La menace qui pèse sur la langue française est, aujourd’hui, pas mal plus insidieuse qu’elle ne l’était auparavant. Car elle ne vient ni de l’affichage des grands magasins ni de la langue parlée en entreprise.

En parcourant les études dévoilées à la va-vite par l’Office québécois de la langue française (OQLF) la semaine dernière, on réalise en effet que le français se porte plutôt bien dans les commerces et milieux de travail du Québec.

Oui, c’est vrai, si vous entrez dans une boutique de la rue Sainte-Catherine, il est possible que vous soyez accueilli par un malheureux « bonjour-hi ». Mais ce n’est pas le fléau qu’on en dit.

D’abord, quand vous pénétrez dans un magasin au Québec, vous avez deux fois plus de chance d’entendre « hi » (17 %) que « bonjour-hi » (8 %).

S’il y a une formule qu’on devrait déplorer, c’est donc l’unilingue anglaise avant la bilingue.

Ensuite, il se cache derrière ce débat une tendance rassurante. Que vous soyez accueilli dans une langue ou dans l’autre, vous êtes quasiment certain de pouvoir être servi en français au Québec : c’est le cas dans 96,7 % des boutiques ayant pignon sur rue.

Il y a bien sûr quelques chiffres plus préoccupants dans l’enquête de l’Office, mais globalement, le portrait montre que l’espace public continue de se franciser grâce à la Charte de la langue française.

On le voit par exemple à l’« augmentation significative » du taux de conformité de l’affichage commercial, surtout au cœur de Montréal. À l’attrait croissant des collèges de langue française auprès des clientèles anglophone et allophone. Ou au fait que depuis 40 ans, chaque cohorte d’immigration utilise davantage le français à la maison que la précédente.

« On récolte les fruits de la loi 101 depuis un moment déjà, confirme Monelle Guertin, spécialiste en sociolinguistique du français à l’UQAM. Il y a des augmentations pour certains indicateurs importants pour la vitalité du français, et de la stabilité pour d’autres. Même si la situation n’est pas parfaite aux yeux de certains commentateurs, il est important de le reconnaître. »

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La menace au français ne s’affiche donc pas en gros néon clignotant, comme à une autre époque. Elle est plus sournoise.

Cette menace, c’est l’indifférence croissante des jeunes par rapport au sort du français.

Le Québec a été vigilant ces dernières années. Il profite ainsi, aujourd’hui, des succès engendrés par la Charte depuis 40 ans.

Or l’effet pervers de cette réussite, c’est que les plus jeunes semblent croire la bataille gagnée pour de bon. Ils ont en quelque sorte remplacé la peur par la confiance aveugle.

Il y a du bon là-dedans, car la jeune génération ne voit plus le Québec comme une éternelle victime, menacée de toute part. Mais le revers de la médaille, c’est l’insouciance qui accompagne cette attitude. C’est le désintérêt qu’affichent les plus jeunes pour une langue dont ils tiennent la prédominance pour acquis.

Les rapports de l’OQLF sont instructifs à cet égard. L’Office observe par exemple « une relative stabilité de l’utilisation du français au travail » au Québec depuis 2010, mais il note une baisse de l’usage exclusif du français au travail par les plus jeunes, qui passent avec légèreté du français à l’anglais.

Et surtout, l’enquête révèle un changement d’attitude de cette génération par rapport à l’accueil unilingue anglais dans les commerces. Il y a cinq ans à peine, les 18-34 ans se montraient encore irrités lorsqu’ils entendaient « hi » en entrant dans un magasin. Mais ce réflexe tend à disparaître.

Depuis 2012, la proportion d’indifférents est ainsi passée de 26 %… à 55 %. C’est énorme.

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La grande conclusion de l’OQLF, à la lumière de l’ensemble des données récoltées, c’est que l’usage du français est en hausse au Québec, autant chez les anglophones que chez les allophones. Il faut s’en réjouir.

Mais il faut aussi demeurer vigilant si on ne veut pas perdre ces gains arrachés au fil des décennies. Et c’est là que l’indifférence des jeunes se fait insidieuse, car elle pourrait éventuellement constituer une menace à l’avenir du français. Une menace qu’on ne peut éloigner en donnant tout simplement « plus de mordant » à la loi 101…

On ne peut quand même pas forcer les jeunes à être plus vigilants ou à exiger d’être servis en français sous peine d’amende !

Il existe donc un risque que s’installe tranquillement une sorte de haussement d’épaules collectif par rapport à l’avenir du fait français. Et ce, dans un contexte de croissance du commerce en ligne, de la mondialisation des échanges, des plateformes de diffusion à la Netflix et Spotify, etc.

D’où la conclusion des rapports de l’OQLF : « les données soulignent la nécessité de poursuivre un travail de valorisation, de sensibilisation, voire de concertation en matière d’utilisation du français dans la société québécoise ».

Précisément. Ce n’est pas par la contrainte qu’on alertera les jeunes quant au sort de la langue française, mais bien par le développement d’un sentiment d’appartenance à une communauté qui partage une langue toujours fragile.

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