Je remballe ma bibliothèque

Les
40 000 livres prisonniers d’Alberto Manguel

Des tracas avec la bureaucratie française ont forcé Alberto Manguel à déménager sa précieuse bibliothèque, dont les ouvrages sont actuellement logés dans l’entrepôt des éditions Leméac. Un drame pour cet amoureux des livres, qui souhaite léguer sa collection au Québec, mais qu’il a transformé en un livre de plus, Je remballe ma bibliothèque. Nous sommes allés, en compagnie de l’écrivain, visiter à sa bibliothèque nomade malgré lui.

Démanteler sa bibliothèque de 40 000 volumes patiemment amassés au fil de toute sa vie a été une dure épreuve pour Alberto Manguel. « C’est comme si on me taillait les membres, qu’on me coupait les bras ou les jambes, parce que c’était mon corps, mon identité physique, le lieu qui me représentait le mieux, je dirais mieux que moi-même », confie-t-il.

Alberto Manguel est atteint de cette maladie que les bibliophiles connaissent bien : posséder les livres. Il fait partie de ceux, hérétiques pour certains, qui ont besoin de souligner et d’écrire dedans, afin de pouvoir retourner vers eux comme vers des amis savants. Alors on comprend quel drame cela a dû être quand, pour des tracasseries bureaucratiques avec l’État français (sur lesquelles il ne veut pas s’étendre), il a dû « remballer » sa bibliothèque dans plein de petites boîtes numérotées. Il croyait pourtant, il y a plusieurs années, avoir trouvé l’endroit parfait, un vieux presbytère au sud de la vallée de la Loire. 

« Je pensais que, du moment que les livres trouvaient leur place, je trouverais la mienne. L’avenir devait me donner tort. »

— Alberto Manguel, auteur et propriétaire de plus de 40 000 livres

Alberto Manguel, fils de diplomate, a une prédilection pour les histoires de vie stable « parce que [son] enfance était en grande partie nomade ». Voilà que sa bibliothèque l’est devenue, alors qu’il souhaitait tellement lui donner un ancrage. « C’est le paradoxe que nous rencontrons tellement de fois dans la vie », dit-il, en rappelant que Borges est devenu aveugle en même temps que bibliothécaire. « Le peintre qui devient aveugle, le musicien qui devient sourd, le lecteur qui perd ses livres. La vie ne tient pas compte de ce que nous aimons et de nos qualités. Borges disait qu’on ne doit pas réduire aux larmes et aux reproches ces démonstrations de la magnifique ironie de Dieu, qui lui avait donné la nuit et les livres en même temps. »

En quête d’un lieu au Québec

La traversée de l’Atlantique de 40 000 livres a coûté une petite fortune, si bien que la bibliothèque est maintenant en pièces détachées dans l’entrepôt des éditions Leméac, qui l’héberge temporairement et gratuitement, au quatrième étage de l’édifice. « C’est une visite au cimetière », laisse tomber Alberto Manguel, l’âme visiblement en peine devant toutes ces boîtes. Il est venu chercher quelques livres sur Dante, une encyclopédie médiévale, pour les besoins de son prochain essai, sur ses personnages préférés de la littérature. Ce déménagement a changé quelque chose pour l’écrivain, qui dit écrire pour la première fois uniquement à partir de sa mémoire, et non inspiré par les livres vers lesquels il allait chaque jour, persuadé que l’information que l’on recherche dans un ouvrage est bien souvent dans celui qui se trouve à côté.

Alberto Manguel aura bientôt 71 ans. Il est inquiet et pressé. Il voudrait léguer sa bibliothèque à une institution culturelle pour qu’elle soit accessible à tous, et plus précisément au Québec. « Parce que j’ai un dialogue avec le Québec que je n’ai pas vraiment avec les autres provinces », soutient l’écrivain qui a obtenu sa citoyenneté canadienne en 1985. La mairie de la ville de Québec s’est montrée intéressée, nous explique-t-il, mais il y a un problème de budget, le projet a été suspendu. Il était question de loger les livres dans une ancienne église ou un autre bâtiment ayant l’espace suffisant. Car Alberto Manguel souhaite qu’on garde intacte sa bibliothèque qui, selon lui, est unique, même si elle ne contient pas vraiment de livres rares pour les collectionneurs.

Surtout, Alberto Manguel, qui a été comme Borges directeur de la Bibliothèque nationale de Buenos Aires, croit aux vertus civiques des bibliothèques publiques. « Nous sommes des animaux sociaux, nous ne pouvons pas survivre seuls, c’est la leçon du capitaine Nemo dans L’île mystérieuse de Jules Verne. Il dit : “Je meurs parce que je n’ai pas su que l’homme ne peut pas vivre seul.” Cette leçon, on l’apprend dans la fiction, dans la littérature. Nous apprenons à respecter les autres, à écouter les autres, à les haïr parfois, mais ce sont des leçons que nous trouvons dans les livres, dans toute leur complexité. »

« Il n’y a pas de bibliothèque semblable dans le monde entier, pas à cause de la rareté des exemplaires, mais par l’identité de l’ensemble. »

— Alberto Manguel 

Il souligne aussi qu’il s’agit de la bibliothèque d’Une histoire de la lecture, titre d’un de ses essais les plus connus. Car selon lui, on ne s’intéresse pas assez aux lecteurs, qui sont pourtant ceux qui décident de la destinée des livres, et qu’on leur préfère les écrivains dans l’histoire de la littérature. « L’organisation que j’avais faite de ma bibliothèque, elle existe encore dans ma tête. J’ai une sorte de foi religieuse dans sa résurrection. »

Il écrit pourtant dans son livre que « les empires tombent, la littérature continue », ce qui devrait nous rassurer. Mais l’idée que ses livres lui survivent un jour ne le réconforte qu’à moitié dans les circonstances. « Je ne serai peut-être pas là pour voir ma bibliothèque remontée », dit-il, en affirmant qu’il serait prêt à habiter près de l’endroit qui recevra sa collection. « J’ai appris que lorsqu’un apiculteur meurt, quelqu’un doit aller dire aux abeilles qu’il n’est plus là. Je voudrais que quelqu’un aille dire à mes livres que je ne suis plus là quand je disparaîtrai. Mais il va devoir aller parler à des boîtes [rires]… »

Je remballe ma bibliothèque

Alberto Manguel

Leméac

152 pages

Extrait

« Toute littérature sauvegarde quelque chose qui sans elle mourrait avec la chair et les os de l’écrivain. Lire, c’est revendiquer le droit à cette immortalité humaine, parce que la mémoire de l’écrit est universelle et illimitée. »

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