CARNET D’ENDORPHINES

La fureur de vivre

Dans le coin gauche, Isabelle Richer, journaliste et animatrice de l’émission d’affaires publiques Enquête, cycliste, coureuse, fondeuse.

Dans le coin droit, Patrice Brisindi, chauffeur d’autobus à la STM, triathlète, et plusieurs fois Ironman.

Elle, délicate et blonde, l’œil pétillant, lui, tout en muscles et en puissance, le regard aussi profond que lumineux.

Qu’ont-ils en commun ?

Ils reviennent tous les deux de loin.

Un grave accident de vélo pour Isabelle, renversée par une voiture, et un double cancer du sein, aussi rare qu’agressif chez un homme, pour Patrice.

« Le 16 avril 2016, c’est le jour où je suis morte », me dit Isabelle, alors que nous sommes réunis tous les trois sur une terrasse ensoleillée pour parler de l’épreuve qu’ils ont traversée, mais surtout de l’importance du sport dans leur vie, l’ancienne et la nouvelle.

Patrice renchérit, aussi précis qu’Isabelle sur les dates marquantes de leurs parcours de combattants.

« Moi, le 3 février 2012, c’était le jour de ma double mastectomie. La jeune chirurgienne savait que j’étais un athlète, et elle a été extraordinaire ; elle m’a rassuré sur mes capacités à nager de nouveau après l’opération. »

Pendant tout notre entretien, Isabelle et Patrice ne cesseront de me vanter le personnel médical qui les a entourés, soignés, accompagnés. Du médecin de famille de Patrice – « sans sa vigilance, mon cancer aurait été trop avancé » – au spécialiste des traumatismes crâniens (un cycliste !) qui a libéré Isabelle de son collet cervical après trois mois, ils ont tous les deux eu le sentiment d’avoir une équipe dévouée avec eux.

Ils étaient tous les deux des sportifs aguerris au moment où leur vie a basculé, et leurs médecins leur ont répété la même chose : si la pratique du sport n’est pas une garantie contre la malchance, c’est un élément déterminant dans la récupération.

C’est parce qu’il revenait de l’Ironman de Kona (le plus difficile au monde) au moment de son diagnostic que Patrice a pu affronter aussi bien une opération majeure, six cycles de chimiothérapie et 25 séances de radiothérapie.

C’est parce qu’elle connaissait déjà les rigueurs de l’entraînement sportif qu’Isabelle a été aussi déterminée et tenace dans ses difficiles séances de physiothérapie : « Moi, si on me dit de faire 10 répétitions d’un exercice, je ne m’arrête pas à 7, même si c’est épouvantablement souffrant, je fais les 10. »

Quand je leur demande à tous les deux s’ils se considèrent comme hors normes, ils me répondent en chœur et sans aucune hésitation : « Non ! » 

Cette force mentale qui vient de la pratique du sport – la concentration, la discipline, la capacité à gérer la douleur, à tenir bon dans l’adversité – leur a été très utile. Nécessaire même.

Quand Patrice est retourné nager après son opération, chaque mouvement le faisait souffrir et il n’arrivait pas à retrouver l’amplitude « d’avant ». « Je nageais comme un bébé, j’en aurais pleuré tellement c’était dur, mais j’ai tenu bon, une longueur à la fois. »

Même chose pour Isabelle, qui a recommencé à bouger en grimpant les flancs du mont Saint-Hilaire en randonnée : « Il fallait qu’on me donne la main pour enjamber la moindre branche tellement je n’avais pas d’équilibre. J’avais des problèmes de vision, des migraines, une grande fatigue et je ne pouvais pas m’empêcher de me demander si mes capacités allaient revenir. »

Ils ont eu des moments noirs. Et ils se sont accrochés. « Comme quand tu montes une côte », m’a dit Isabelle. « Tu ne mets pas le pied à terre. Si tu “déclipes” [retirer les clips des chaussures de vélo du pédalier], t’es foutu. C’est trop difficile, voire impossible de repartir dans une côte ascendante. Alors tu serres les dents, tu respires, tu pousses et tu tires. »

Jusqu’à ce que tu sois de l’autre bord de la montagne.

« Je respire », se disait Patrice les premières fois où il est retourné pédaler au circuit Gilles-Villeneuve, alors que ce champion de triathlon se faisait dépasser par des cyclistes en BIXI.

Le 7 septembre 2012, neuf mois après son diagnostic, huit mois après l’opération et le lendemain de son dernier traitement de radiothérapie, Patrice participait au demi-Ironman Esprit de Montréal. Il l’avoue d’emblée, il ne le faisait pas pour « un temps », mais pour le terminer. Le sourire aux lèvres, en vie : « C’était ma première victoire. » Plusieurs lui ont dit qu’il ne redeviendrait jamais la « machine » de performance qu’il était avant et qu’il fallait oublier ça. Plus on le lui disait, plus il était déterminé à leur prouver le contraire : la même année, Patrice s’est requalifié pour l’Ironman de Kona, à Hawaii.

« Quand tu es habité par une passion, c’est plus fort que toi, il faut que tu te rendes au bout. »

— Patrice Brisindi

Isabelle opine, le sourire fendu jusqu’aux oreilles : « Je me suis remise en forme et je suis remontée sur mon vélo, 10 mois après l’accident. J’avais peur de ma réaction. Est-ce que j’allais paniquer ? Me mettre à pleurer ? Et puis non. C’était encore un coup de pédale à la fois. J’ai des séquelles, je ne suis pas la cycliste que j’étais, mais je suis en vie et le plaisir est revenu, en force. »

Si je ne devais retenir qu’une chose de ma rencontre avec ces deux-là, c’est cette fureur de vivre qui les habite. Et qui leur donne ce sourire, si singulier, si lumineux, de ceux qui ont pleinement conscience qu’ils ont eu droit à une deuxième chance. Et qui ont bien l’intention d’en profiter au maximum.

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