Hurler des faits, ça ne fonctionnera pas

Dans un monde idéal, les gens devraient se soucier autant de leur corps que de leur char. Mais cette utopie se fait encore attendre.

Quand votre voiture tombe en panne, vous risquez plus de consulter un mécanicien qu’un horticulteur. Et pour le choisir, vous suivrez les conseils de vos proches ou les commentaires en ligne. Pourquoi ne pas reprendre cette logique avec les vaccins ? Pourquoi ne pas se fier à un spécialiste, communément nommé « médecin » ?

En direct de mon salon, j’ai diagnostiqué une pathologie à notre époque : la crise de confiance en la science et l’expertise. Mais avant de publier la nouvelle, j’ai appelé Frédéric Bouchard, philosophe des sciences.

Il n’est pas tout à fait d’accord, et il a des arguments pour l’expliquer.

« La confiance dans la science reste solide. Si on regarde les enquêtes d’opinion faites durant plusieurs décennies, elle n’a pas vraiment baissé. C’est l’exception, en fait. La perte de confiance concerne plutôt les politiciens, les médias et les autres institutions de nos sociétés », observe M. Bouchard, qui est aussi doyen de la faculté des arts et des sciences de l’Université de Montréal.

Alors pourquoi des gens refusent-ils encore de se faire vacciner, même si c’est gratuit et même si cela protège leur santé et celle de leur famille ?

M. Bouchard rappelle d’abord que la grande majorité de la population est vaccinée, et que cette majorité est particulièrement forte au Québec. Cela suggère que la confiance dans les experts est généralement solide. Pour la minorité de récalcitrants, il a une hypothèse : c’est à cause de la perte de confiance dans les institutions.

La fameuse expression « faire ses recherches » le prouve. « Ces gens ne disent pas qu’ils sont mieux informés que les scientifiques. Ils veulent connaître l’opinion d’experts. Mais d’une catégorie précise : ceux qui sont en marge des institutions reconnues et des lieux de pouvoir. »

Selon eux, les élites ne les écoutent pas et ne les représentent pas. Ils ne leur font donc plus confiance.

Le malaise est donc plus profond que l’inculture scientifique, soupçonne le prof. Ce serait un manque de cohésion sociale.

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Il y a plus, me semble-t-il.

N’est-ce pas de l’individualisme extrême, quand on ignore les cris d’alarme des employés de la santé ?

De l’arrogance, aussi, quand on ne sait ce qu’on ne sait pas et qu’on croit tout comprendre de l’immunologie en quelques clics ?

Et n’est-ce pas de la paranoïa quand on doute systématiquement de l’avis des experts établis ?

M. Bouchard rappelle la différence entre le doute de la recherche scientifique et la méfiance généralisée.

La pensée critique est une bonne chose. D’ailleurs, si la confiance dans les institutions baisse, ce n’est pas seulement la faute des individus. Un exemple : les mensonges des États-Unis pour justifier les invasions du Viêtnam et de l’Irak.

Mais le doute a besoin d’une méthode. Et justement, les scientifiques en sont les professionnels. Les revues (et non les plateformes de prépublication) suivent un processus éprouvé de révision par les pairs.

Aussi, il est trop facile de critiquer une décision passée à la lumière des informations du présent. La science évolue, de façon transparente. C’est sa force. Le titre le dit : un chercheur, c’est quelqu’un qui continue toujours de chercher.

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On en arrive à la seconde inquiétude de M. Bouchard. Il est troublé par un paradoxe : alors que les récalcitrants se méfient de cette méthode rigoureuse, ils restent crédules face à un processus opaque, biaisé et mercantile : les algorithmes dont ils dépendent au quotidien.

Quand on « fait ses recherches » sur Google ou sur Facebook, on prend souvent les premiers résultats. Or, on en sait peu sur le mécanisme qui fait ce tri, si ce n’est qu’il ne vise pas nécessairement la quête de la vérité…

Parmi les millions de liens disponibles, on cherche ceux qui confortent nos peurs et nos préjugés. M. Bouchard croit toutefois que le problème va au-delà du biais de confirmation. « On se fie à ces technologies parce qu’elles sont commodes. Elles nous facilitent la vie et cela ne va que s’accentuer avec le temps. Cette commodité technologique risque de nous habituer à suspendre notre propre jugement », prévient-il.

Et l’individualisme, et l’ignorance qui s’ignore ? Le sujet est vaste et cette chronique est courte. M. Bouchard essaie de résumer en parlant d’un concept : la « division épistémique des tâches ». Chaque jour, chaque minute même, nous utilisons des technologies que nous ne comprenons pas. Comment fonctionne le réseau 5G ? Comment vérifier qu’il est sécuritaire ?

Il faut faire confiance à ceux qui consacrent leur vie à ces sujets ainsi qu’aux institutions qui les surveillent et qui arbitrent les désaccords.

D’après M. Bouchard, le fardeau de la preuve repose sur ceux qui contestent les autorités scientifiques. Ils doivent expliquer comment ils géreraient ces questions. Parce que douter de tout, tout le temps, ce n’est pas vivable.

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Avec certains antivaccins radicalisés, discuter paraît impossible. Mais d’autres qui hésitent à recevoir une piqûre pourraient changer d’idée. À condition d’être respectés.

Si une personne se sent méprisée par les élites, cela renforcera son impression d’être un mouton noir. Il y aura un ressac.

Que faire ?

Un autre philosophe des sciences, Lee McIntyre, a d’excellentes suggestions. Comme M. Bouchard, ce penseur américain croit que l’hésitation vaccinale provient d’un déficit de confiance, et non de connaissance.

Inonder la personne de faits ne fonctionnera pas, que l’on sourie ou que l’on hurle. Dans un article publié dans Nature, il propose plutôt d’engager une conversation avec empathie. De comprendre d’où vient la méfiance, de nommer l’émotion qui y est associée puis de trouver un but commun – par exemple, protéger les enfants – et de développer une relation avant d’en venir aux faits.

M. McIntyre, auteur de l’essai How to Talk to a Science Denier, cite entre autres les travaux d’un professeur de l’Université de Sherbrooke, Arnaud Gagneur. Après avoir interviewé plus de 1000 patients, ce médecin recommande deux stratégies : l’empathie et le respect de l’autonomie.

Je comprends les gens vaccinés d’être exaspérés par ceux qui hésitent encore à faire cet effort minimal pour protéger les autres citoyens et donner un répit aux travailleurs de la santé.

Cette colère est légitime. Mais pour savoir comment convaincre les récalcitrants, elle reste une mauvaise conseillère.

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