Chronique

Richard Bergeron : qui perd gagne

Sur la table de la cuisine de Richard Bergeron, le quatrième tome de cette biographie un peu lyrique de Napoléon écrite par Max Gallo. Le livre ouvert est écrasé sur la table.

« Je ne veux pas brûler le punch, M. Bergeron, mais ça ne finit pas bien…

— Ça fait quatre fois que je le lis… Je suis comme ça, je relis toujours les mêmes livres. J’ai cette fâcheuse manie d’oublier les détails, alors je relis. Les rois maudits, ça doit faire 10 fois, 1984 aussi… Il ne faut pas faire de rapprochement avec ma situation politique, c’est un hasard que j’en sois rendu dans ma relecture au moment de sa vie où tout s’écroule… »

Il rit.

Le livre se conclut sur ces paroles de l’empereur agonisant à Sainte-Hélène : « La mort n’est rien, mais vivre vaincu et sans gloire, c’est mourir tous les jours. »

N’allez pas croire que Richard Bergeron a la mort dans l’âme, même si « son » maire a perdu, même s’il a lui-même été défait. Au contraire ! Il se réjouit !

« Quand j’ai vu ce qui se passait, j’ai eu peur de gagner mon siège ! »

Pardon ?

Dimanche matin, son profil Twitter le présentait comme un fier membre d’Équipe Denis Coderre… Au lendemain de la défaite, les photos avaient disparu, et maintenant, il est « Fondateur de Projet Montréal ». Ça fait beaucoup de capots virés en pas beaucoup de temps, ça, monsieur Bergeron… On dirait que vous vous cherchez une job !

« Ben sûr que je me cherche une job ! J’ai plus de job, j’ai 62 ans, je n’ai pas une grosse pension, je dois payer mon hypothèque, certain que je cherche une job !

— … »

(Souvent, dans une entrevue avec Richard Bergeron, il faut reculer dans sa chaise pour encaisser la réponse.)

« On peut dire que pour un politicien, vous répondez sans gêne… »

Il exulte, il jubile, même : « Mais… JE NE SUIS PLUS EN POLITIQUE ! Je suis libre ! Je dis ce que je pense ! »

***

OK, un instant. Vendredi dernier, Richard Bergeron disait que Projet Montréal était un repaire d’extrémistes de gauche qui allaient couper court à la renaissance de Montréal et qu’il fallait réélire Denis Coderre.

Là, trois jours plus tard, il me dit qu’il est « fier » de cette victoire du parti qu’il a fondé.

« Quand j’ai vu ce qui se passait dimanche soir [la victoire annoncée de Valérie Plante], j’ai eu une maudite peur d’être élu ! Je voyais l’avance de mon adversaire fondre et je m’inquiétais. Je l’ai échappé belle ! »

Mais… ces « extrémistes » tant redoutés ?

Il a assuré « le minimum syndical dans une campagne », dit-il aujourd’hui. Autrement dit, dans une bataille électorale, on donne des coups, on en reçoit, on n’est pas plus mauvais amis…

« J’avais bien plus le goût d’aller au party de Projet qu’à celui, funéraire, de notre parti. D’ailleurs, je n’y suis pas allé… Mais mon fils m’a dit que ce n’était pas une bonne idée [d’aller fêter avec Valérie Plante]. C’est vrai, au fond, je ne sais pas si j’aurais été accueilli avec un coup de poing sur la gueule ou une accolade… »

— Richard Bergeron

Je crains que ce ne fût la première hypothèse, M. Bergeron… Dites merci à votre fils.

***

Il justifie ses propos contre le parti de Valérie Plante (« qui ont duré deux minutes et demie ») en disant que « si on applique littéralement le programme de Projet Montréal, il n’y aura plus de développement économique dans le centre-ville ».

Mais lui qui rejetait l’affiliation « gauchiste » quand il était candidat à la mairie s’en revendique à moitié aujourd’hui.

« Projet Montréal a toujours eu des liens avec la gauche montréalaise. Je viens de ce monde-là, la première élue était Nima Machouf, la femme d’Amir Khadir, mais il faut savoir jusqu’où aller trop loin…

« Je les ai faits, les combats. On est passés d’une élue à 14, à 28… et là, à 50 ! Je me rappellerai toujours ce jour très froid quand, avec Luc Ferrandez, on a changé le sens de la rue Christophe-Colomb. Tout le monde était contre nous, il se faisait insulter, sa femme se faisait cracher dessus… Mais c’est entré dans la tête des gens, regardez la rue Ontario, regardez la nouvelle rue Jarry, Notre-Dame, c’est Projet Montréal partout ! J’ai une petite bouffée de fierté quand je regarde ça…

« Comme urbaniste, j’affirme la primauté du collectif sur l’individuel, et de la durée : il faut regarder les projets dans un horizon de 100 ans et penser aux quatre générations qui nous ont précédés. J’imagine que pour ceux que ces lignes de démarcation intéressent, ça me peinture plutôt à gauche… »

***

Sauf qu’après cette amère défaite de 2013, il est allé voir Denis Coderre pour parler du recouvrement de l’autoroute Métropolitaine. Le maire lui aurait demandé de s’en occuper. « Oui, mais je suis chef de l’opposition », aurait-il répondu.

« Pis après ? », aurait dit le maire Coderre.

Un peu plus tard, quand il est revenu avec un projet de tramway assez élaboré (« bien mieux que la ligne bleue ! »), il savait que Coderre lui offrirait un poste. Il en a averti Ferrandez, il en parle comme d’un passage naturel et sans histoire… Alors que plusieurs le voient comme un traître à sa propre cause.

« Quand j’ai vu qu’après trois mois, Denis Coderre avait convaincu Québec d’adopter la loi sur le Bureau de l’inspecteur général, quand j’ai vu sa détermination, je me suis dit : avec lui, on peut faire avancer les choses. »

Il a fallu changer la loi, qui fixait à 12 le maximum de membres du comité exécutif, pour l’y faire entrer.

« Vous êtes le 13e apôtre…

— Tant que t’écris pas que j’étais le Judas…

— Le pouvoir vous a attiré.

— Le pouvoir, le pouvoir ! On n’en a pas, de pouvoir ! Les gens font l’analogie avec le Conseil des ministres, mais si vous lisez la loi, le seul qui a des pouvoirs, c’est le maire. Nous, on est seulement des conseillers. Je ne peux donner aucun ordre à un fonctionnaire. Par contre, tu découvres qu’il y a des gens qui ont le pouvoir de te bloquer une journée, d’autres deux jours, d’autres un mois… Après, tu fais face aux institutions ! [Il se prend la tête dans les mains…] Négocier avec Québec ! Il passe trois, quatre ministres des Transports, tout le monde se protège les fesses…

— Donc vous n’avez pas de réalisations ?

— J’en ai, mais la politique, ce n’est pas un endroit pour les gens impatients. On avait fait accepter un projet d’école au centre-ville dans le projet Humaniti, c’était superbe [il me montre les plans], une cour sur le toit, une autre au milieu de l’édifice, mais la commission scolaire était contre, la loi dit que le terrain doit appartenir à l’État, etc. Ça ne s’est pas fait… »

Il est fier du plan de développement stratégique du centre-ville, qui prévoit quatre écoles primaires et une école secondaire. L’ancien « Children’s » doit devenir une école… mais les autorisations ne sont pas encore données.

Il est surtout fier du Réseau électrique métropolitain, pour lequel il s’attribue la création de stations supplémentaires. « Denis Coderre a été très important dans ce projet, il est allé chercher 1,3 milliard à Ottawa. C’est un projet génial. J’ai juste un pincement au cœur. 

— Pourquoi un pincement ?

— Ce n’est pas moi qui ai eu l’idée… »

***

Pas question de revenir sur la campagne, sinon pour dire qu’au début de l’été, il a donné ses idées, mais qu’« aucune ne fut retenue ». Il concède aussi que Denis Coderre, « pour des raisons qui lui sont propres », semblait « ne plus avoir de plaisir » et déplore le « conflit perpétuel avec les journalistes », mais « [il n’est] pas là pour gratter des bobos ».

« L’essentiel, c’est qu’il y a un ouragan qui est passé sur Montréal. Une femme super méga inspirante est arrivée. 

— Comment pouvez-vous dire ça après avoir dénoncé son parti avec véhémence ?

— Je ne la connaissais pas il y a un mois, sinon pour avoir tenu tête à Louise Harel en 2013 et avoir été élue contre toute attente. Il fallait être folle pour se présenter contre Louise Harel ! Et tout le monde pensait que Guillaume Lavoie deviendrait chef de Projet Montréal, mais elle a gagné ! Elle donne confiance aux gens. Si j’étais resté chef, jamais Projet n’aurait gagné. Ça m’a fait mal de l’admettre, en 2013, mais c’est l’évidence. J’avais la mort dans l’âme en 2013. J’avais prêché dans le désert pendant des années, passé les 25 premières années de ma vie professionnelle d’urbaniste malheureux devant ce qui se passait… et mes espoirs s’effondraient. Mais là, je vois le centre-ville habité, la volonté politique, la compétence des promoteurs, et cette femme arriver au pouvoir. Je suis fier. »

Cet homme déroutant jouait à qui perd gagne sans qu’on s’en doute…

« Un jour, on comprendra l’importance historique de la contribution de Denis Coderre. Éventuellement, on va oublier sa mauvaise humeur et on verra tout ce qu’il a fait pour Montréal. Mais il cède la place à un espoir pour Montréal. »

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