Chronique

Le grand retour de Daniella

Le 22 août dernier, Daniella Jean-Noël est entrée dans l’école Jules-Verne de Montréal-Nord les larmes aux yeux.

Oui, il y avait l’émotion de faire ses débuts comme enseignante. Daniella, 23 ans, entamait alors sa première année d’enseignement.

Mais il y avait aussi quelque chose de plus viscéral, quelque chose qui venait la remuer dans ses tripes, quelque chose de plus fort que le simple accomplissement professionnel.

L’école Jules-Verne, c’est son école.

C’est l’école où la petite Daniella a fait son primaire, de 2001 à 2007. C’est aussi l’école de son quartier, à Montréal-Nord, où elle habite toujours.

Ce n’est pas tous les jours qu’une enseignante revient enseigner à l’école qu’elle a fréquentée dans son enfance. 

« L’école Jules-Verne a été importante pour moi, me dit-elle. Quand je suis entrée, le 22 août, je ravalais mes larmes. J’étais très fière. »

Elle était fière et les enseignants qui avaient connu la petite Daniella étaient fiers. Le prof d’éduc, Claude Proulx ; Weems St-Dic, le prof de 5e ; Paul Valcin, le prof d’anglais ; Maryse Lévesque, sa prof de 6e.

Daniella avait autrefois été leur élève et, en ce 22 août 2018, 11 ans après avoir quitté Jules-Verne au dernier jour de sa 6e année du primaire, elle devenait leur collègue. Elle se souvenait d’eux et ils se souvenaient d’elle.

Même les murs de Jules-Verne se souvenaient de Daniella : dans un des couloirs, celui au plancher coloré, il y a encore des photos un peu jaunies des classes de Daniella Jean-Noël quand elle était élève dans cette école.

Dans ce couloir, elle m’a montré une photo, celle de sa classe de 2003-2004. Elle a mis son doigt près de l’enseignante : « C’est Marie-Josée… »

« Marie-Josée », c’est Marie-Josée Hamel : elle était l’enseignante de la classe de 3e. L’année suivante, elle est devenue l’enseignante de 4e avec toute sa classe de 3e.

Et Daniella n’a jamais oublié Marie-Josée Hamel, qui lui a enseigné pendant deux ans, de 2003 à 2005.

« Je n’ai jamais été une élève facile, au primaire, se souvient-elle. Créer un lien avec moi, ce n’était pas facile. Je n’allais pas ouvertement vers les autres. Et Marie-Josée savait décoder quand je n’allais pas… »

Daniella a encore en tête un événement bien précis. Elle a oublié ce qui la tracassait à ce moment-là, mais elle se souvient qu’elle n’allait pas du tout et qu’elle était renfrognée, que son mal-être était évident dans son visage. La cloche venait de sonner, Daniella s’en allait chez elle…

Et Marie-Josée Hamel lui a demandé de revenir dans l’école. Elles se sont assises et elles ont discuté. Daniella a oublié ce qui la tracassait… Mais elle n’a jamais oublié que Marie-Josée Hamel avait vu que quelque chose clochait chez l’enfant qu’elle était.

« C’est la seule qui voyait que je n’allais pas. Ce jour-là, j’ai réalisé que Marie-Josée me connaissait, même si je n’étais qu’une élève parmi d’autres. Et j’ai réalisé qu’elle me connaissait bien. Elle a pris le temps de me parler avant de me laisser repartir. »

Pour Daniella, Marie-Josée Hamel en est venue à incarner ce que c’est que d’être une bonne enseignante : « Quelqu’un qui fait la différence dans la vie de ses élèves, autant au niveau académique que personnel. »

Et c’est ici que l’histoire de la petite Daniella, qui, adulte, revient enseigner à sa petite école, devient irrésistible…

Parce que la directrice qui l’a embauchée pour lui confier une classe de 3e à Jules-Verne en cette année scolaire 2018-2019 s’appelle… Marie-Josée Hamel. Onze ans plus tard, Daniella est devenue enseignante à Jules-Verne et Marie-Josée est devenue directrice à Jules-Verne.

Mieux : Daniella enseigne en 3e dans la classe A235…

La même classe où Marie-Josée a enseigné à Daniella, en 2003-2004.

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Quand Marie-Josée Hamel a eu Daniella comme élève, en 3e et 4e, de 2003 à 2005, elle n’était enseignante que depuis quelques années. En 2009, elle a quitté Jules-Verne pour devenir directrice adjointe, puis directrice, dans d’autres écoles de la commission scolaire de la Pointe-de-l’Île.

Et cette année 2018-2019 a marqué son retour à l’école où elle a fait ses débuts dans l’enseignement : l’école Jules-Verne.

« L’école Jules-Verne, c’est spécial, dit Marie-Josée Hamel. Il y a des gens qui travaillent ici depuis 20, 25 ans. Quand tu aimes, tu y restes. »

Ou tu y reviens…

Elle n’avait jamais oublié la petite Daniella : « Ce n’était pas une enfant facile, facile, c’était difficile d’aller la chercher, parfois. Elle pouvait être mystérieuse, boudeuse… Mais si attachante ! »

Marie-Josée Hamel n’a en revanche aucun souvenir de l’épisode qui a tant marqué la petite Daniella, ce moment où elle était chamboulée et où elle, son enseignante, a décodé ce mal-être, prenant le temps de panser des blessures avec du temps et des mots.

« Je l’ai oublié, mais je peux vous dire ceci : nos élèves peuvent vivre des choses extrêmement difficiles. L’école est souvent leur seule stabilité. Je le dis souvent à nos enseignants : on n’a peut-être pas d’impact sur ce qui se passe hors de l’école, mais on en a sur ce qui se passe à l’école. »

Marie-Josée Hamel se fait un devoir de le dire, de le redire, parce qu’ils et elles peuvent le perdre de vue dans le feu de l’action : votre impact est immense, ne l’oubliez pas.

« J’ai déjà demandé à mes profs de mettre sur papier une interaction positive et une interaction négative qu’ils ont pu avoir avec des profs, quand eux étaient élèves. L’exercice en a fait pleurer certains : ils ont pu revivre des moments où un prof a eu un impact positif sur eux… Ou négatif. Les mots, les regards : tout ça a un impact énorme sur les élèves. Juste un regard d’empathie, de bienveillance, des fois, ça fait une différence. Les enfants captent beaucoup de choses, vous savez. »

Et la directrice me dit cette vérité, confirmée par la recherche en éducation : « Un élève n’apprend pas d’un prof qu’il n’aime pas. On a tendance à mieux apprendre avec quelqu’un qu’on aime. »

Récemment, quelques jours après la rentrée scolaire à Jules-Verne, Daniella Jean-Noël a écrit à Marie-Josée Hamel. Daniella lui a révélé en détail à quel point, de 2003 à 2005, quand elle fut son enseignante, elle avait été importante pour la petite fille qu’elle avait été, à quel point elle l’avait… aimée.

Là, en lisant les mots de Daniella, c’est elle, la directrice, l’ancienne enseignante, qui pleurait : « Je ne savais pas à quel point je l’avais touchée. »

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On ne sait jamais à quel point on peut toucher les enfants, me dit Maryse Lévesque, qui a enseigné à Daniella en 2006-2007 et qui enseigne toujours en 6e à Jules-Verne.

« On ne peut pas savoir à quel point on les touche, sur le coup. Ils sont tout petits. On n’est pas dans leur tête. On le sait après, quand ils grandissent et qu’ils viennent nous le dire. Petits, ils ne savent pas comment nous dire ça… »

Maryse Lévesque, c’est l’autre astre lumineux dans le firmament des souvenirs scolaires de Daniella Jean-Noël. 

L’autre enseignante, avec Marie-Josée Hamel, qui lui a donné le goût de devenir prof.

Vous ne le saviez peut-être pas à l’époque, Mme Maryse, mais ça a un peu changé la vie de la petite Daniella quand vous l’autorisiez à venir passer du temps en classe avec vous, pendant les journées pédagogiques…

Quand vous lui donniez de l’attention et du temps. Quand vous lui donniez de la considération. Elle s’en souvient encore.

C’est même de vous, Mme Maryse, que Daniella a appris à faire de la sauce à spaghettis, une sauce qu’elle a bien sûr adaptée avec des épices créoles d’Haïti, terre de ses parents.

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J’ai écrit 15 chroniques ces dernières années qui portaient toutes le même titre : « Si l’école était importante », façon de rappeler que l’école n’est pas traitée comme l’institution capitale qu’elle est.

L’histoire du lien affectif de Daniella Jean-Noël avec l’école de son enfance, l’école Jules-Verne où elle est revenue travailler comme enseignante, j’avais envie de vous la raconter pour vous dire que si l’école québécoise va mal, eh bien, l’école québécoise va aussi formidablement bien, parfois !

Il y a dans nos écoles des miracles qui s’accomplissent au quotidien. Il y a des liens qui se tissent et qui forment l’étoffe qui permet à des enfants, des milliers d’enfants, de mieux affronter la vie. Pas juste le parcours scolaire, la vie.

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L’entrevue avec Daniella tirait à sa fin. En ce début d’après-midi ensoleillé sur Montréal-Nord, on a jasé de sa vie d’enfant, de ses parents si fiers d’elle, de son parcours scolaire.

Elle m’a dit sa fierté d’avoir fait des études, elle qui était convaincue, au secondaire, qu’elle n’avait pas ce qu’il fallait pour aller à l’université. Encore là, une prof a fait la différence en la convainquant du contraire : Daniela Mourad.

Elle m’a aussi dit sa fierté de contribuer, en tant que personne noire, à rendre le corps enseignant un peu plus représentatif de la réalité démographique multiethnique du quartier. 

C’est important pour les élèves, dit-elle, comme c’était important pour elle, à l’époque, de côtoyer des enseignants noirs comme MM. St-Dic et Valcin.

Avant de partir, je demande à Daniella Jean-Noël de retourner à ce moment où, le 22 août, elle a franchi les portes de l’école Jules-Verne, l’école de son enfance, pour y commencer sa première année d’enseignante…

Pourquoi pleurait-elle, au-delà de la nostalgie et de la fierté professionnelle ?

Daniella a bien pris son temps, en jeune femme réfléchie qui cherche les mots justes. Puis, ils sont sortis, ces mots, francs, directs, sans hésitation : « Je savais que je pourrais moi aussi faire une différence. »

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