Matières organiques

Un « tour de force » en Montérégie

Restes de table, résidus verts, rejets alimentaires industriels, boues de fosses septiques et d’usines d’épuration. Le Québec commence à se doter d’usines de biométhanisation pour valoriser ses matières organiques. La Presse a visité la plus récente d’entre elles, à Varennes, qui fait la fierté de la région.

UN DOSSIER DE JEAN-THOMAS LÉVEILLÉ 

Matières organiques

« Les gens vont nous jalouser tantôt »

« On aime ce qui pue ! », résume Sylvain Trépanier, sourire en coin, en faisant visiter la toute nouvelle usine de biométhanisation de Varennes au photographe et au journaliste de La Presse.

Car il existe bel et bien un lien de corrélation entre l’odeur des résidus alimentaires et leur « charge organique », explique le directeur de l’exploitation.

Le bâtiment moderne, impeccable, et le gazon fringant de sa devanture en témoignent : l’usine de biométhanisation de la Société d’économie mixte de l’est de la couronne sud (SEMECS) est neuve ; elle est entrée en activité le printemps dernier, dans le parc industriel de Varennes.

C’est seulement la troisième au Québec ; plusieurs autres sont prévues dans les prochaines années.

C’est ici, désormais, qu’est acheminé le contenu des « bacs bruns » de 27 municipalités de la Montérégie, de même que des boues de fosses septiques.

L’usine permet également de détourner de l’enfouissement des déchets alimentaires industriels, comme des produits laitiers ou de la bière périmés, « de la belle matière, riche en gras, riche en sucre », explique Sylvain Trépanier.

Pourtant, l’air est tout à fait respirable dans l’usine, dont le système de ventilation est doté d’un biofiltre.

Il en va autrement dans l’aire de réception des matières organiques, précise Sylvain Trépanier.

« Si vous tenez absolument à y aller, je peux vous y emmener », dit-il, sans insister.

Du gaz et de l’engrais

Au maximum de sa capacité, l’usine de biométhanisation de la SEMECS pourra traiter annuellement 40 000 tonnes de matière organique.

Après 23 jours de « digestion », il en résultera du biogaz, du sulfate d’ammonium, de l’eau et du digestat, une matière solide et sèche qui ressemble à de la terre noire.

Avec l’installation de l’épurateur, qui doit être achevée ces jours-ci, le biogaz pourra être vendu à l’entreprise Greenfield Global, actionnaire de la SEMECS et voisine de son usine, ce qui comblera environ 10 % de ses besoins annuels en gaz.

La SEMECS en conservera également un peu pour les besoins énergétiques de sa propre usine.

Le sulfate d’ammonium est quant à lui vendu à des fabricants d’engrais, tandis que le digestat, riche en matière organique, est distribué à des agriculteurs de la région, qui en font l’essai.

Ultimement, l’intention de la SEMECS est de le vendre. « On veut développer le marché », affirme Sylvain Trépanier.

Ce digestat est exempt de contaminants et de corps étrangers, mais n’est pas « hygiénisé », explique M. Trépanier, ce qui ne permet pas de l’utiliser dans la culture maraîchère.

Puisqu’il faut de l’eau pour assurer la « digestion » des matières organiques, de 70 à 80 % de l’eau qui est générée au terme du processus est « réinjectée » dans le système ; le reste est envoyé dans le fleuve après avoir été traité.

La SEMECS tire également des revenus des entreprises agroalimentaires, qui paient pour apporter à l’usine de biométhanisation leurs déchets organiques.

Ces revenus couvrent 25 % du budget de fonctionnement de l’usine, le reste est donc comblé par les municipalités qui y envoient leurs matières organiques.

Plus vite que le recyclage

Après quelque six mois d’activité, la participation citoyenne est excellente, estime le directeur général par intérim de la SEMECS, Sylvain Berthiaume.

« [On est déjà] au-delà des chiffres d’autres villes » en matière de valorisation des matières organiques, se réjouit-il, en ajoutant mesurer déjà une baisse de 15 % des déchets envoyés à l’enfouissement.

La collecte des matières organiques se taille d’ailleurs une place dans la vie des ménages québécois beaucoup plus rapidement que le recyclage, lorsqu’il a été introduit, constate Sylvain Berthiaume. « Les gens veulent de plus en plus d’initiatives environnementales », souligne-t-il.

Il y a bien sûr des récalcitrants, reconnaît M. Berthiaume, mais aussi beaucoup de sensibilisation à faire, car bien des citoyens mettent dans leur bac brun des choses qui ne devrait pas y être : souches, roches, blocs de béton et même des pneus !

Le constat s’applique aussi à la collecte des déchets ordinaires, précise M. Berthiaume, qui raconte qu’un camion à ordures a explosé en pleine rue il y a quelques années, car quelqu’un avait jeté du chlore, et qu’un autre avait pris feu à cause d’une bombonne aérosol de nettoyant à chaussures.

Les municipalités doivent aussi s’adapter : elles s’affairent par exemple à mettre en place une collecte de branches d’arbres, que l’usine de biométhanisation n’arrive pas à digérer.

Un « tour de force »

Construire une telle usine de biométhanisation a été un « tour de force », affirme Sylvain Berthiaume.

D’abord pour « réussir à asseoir le public et le privé » au sein d’une société d’économie mixte, mais aussi pour allier trois municipalités régionales de comté (MRC) : celle de la Vallée-du-Richelieu, celle de Rouville et celle de Marguerite-d’Youville.

« Ça prenait une masse critique » pour que le jeu en vaille la chandelle, explique Sylvain Berthiaume ; ensemble, les trois MRC regroupent 27 municipalités et 245 000 citoyens.

Elles détiennent 66 % de la SEMECS, les entreprises Greenfield Global et le Groupe Valorrr complètent le partenariat.

« Avoir réussi à construire l’usine dans les budgets de 2010 », quand le projet a été lancé, a aussi été « un défi de jonglerie », ajoute Sylvain Trépanier.

S’il en coûte actuellement plus cher aux 27 municipalités concernées d’envoyer leurs matières organiques à l’usine de biométhanisation qu’à l’enfouissement, Sylvain Trépanier fait le pari que la situation s’inversera le jour où il y aura une « volonté politique » pour augmenter les redevances à l’enfouissement.

« C’est un projet tourné vers l’avenir » dont la rentabilité se réalisera à moyen et à long terme, affirme Sylvain Berthiaume. « Les gens vont nous jalouser tantôt. »

Même les couches de bébés !

Les couches souillées de bébés sont acceptées dans les « bacs bruns » des municipalités desservies par l’usine de biométhanisation de la Société d’économie mixte de l’est de la couronne sud (SEMECS). Pourtant, leur « potentiel méthanogène », donc de générer du gaz, est « presque nul », confie le directeur général Sylvain Berthiaume. Et elles contiennent du plastique. Pourquoi les prendre, alors ? Parce que pour atteindre l’objectif de « distancer les collectes du bac noir, il fallait enlever ce qui est odorant », explique-t-il, et « tout ce qui restait, c’était des couches ». Les couches pour adultes ne sont cependant pas acceptées en raison des « contaminants biomédicaux » qu’elles peuvent contenir.

Biométhanisation c. compostage

La biométhanisation est un procédé de traitement des matières organiques par fermentation en absence d’oxygène, donc en milieu fermé, tandis que le compostage est un procédé biologique qui recourt à l’aération, explique le ministère de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques. Dans une usine de biométhanisation, la dégradation des matières organiques s’effectue en quelques semaines dans un digesteur. Elle génère du biogaz et un digestat, qui a des propriétés fertilisantes. Dans une installation de compostage, la matière organique est placée en andain, en pile ou en réacteur et génère, après quelques mois de fermentation et de maturation, du compost.

Les usines de biométhanisation en plein essor

Usines de biométhanisation en activité

– Cacouna (Société d’économie mixte d’énergie renouvelable de la région de Rivière-du-Loup)

– Saint-Hyacinthe

– Varennes

Usines de biométhanisation en rodage

– Mont-Saint-Hilaire (Régie d’assainissement des eaux de la Vallée-du-Richelieu)

– Sainte-Catherine (Régie d’assainissement des eaux du bassin de La Prairie)

Usines de biométhanisation à venir

– Québec

– Montréal

– Longueuil

– Laval

– Beauharnois (Régie intermunicipale de valorisation des matières organiques de Beauharnois-Salaberry et de Roussillon)

Installations de compostage en activité

– Rimouski

– Coaticook (Régie intermunicipale de gestion des déchets solides de la région de Coaticook)

– Rouyn-Noranda (Entreprise Multitech Environnement – Rouyn-Noranda)

– Chandler (MRC de Rocher-Percé)

– Mont-Laurier (Régie intermunicipale des déchets de la Lièvre)

– Cowansville (Régie intermunicipale de gestion des matières résiduelles de Brome-Missisquoi)

Installations de compostage à venir

– Amos (MRC d’Abitibi)

– Rivière-Rouge (Régie intermunicipale des déchets de la Rouge)

Source : ministère de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques

L’usine en photos

Elle arrive sous forme de déchets nauséabonds et repart sous forme de digestat pratiquement inodore pour engraisser les champs, de biogaz ou de produits servant à fabriquer de l’engrais. La matière organique subit toute une transformation dans une usine de biométhanisation. La Presse vous fait visiter la plus récente du Québec, à Varennes.

Matières organiques

L’USINE EN CHIFFRES

40 000 tonnes de matières organiques peuvent être traitées annuellement

2,1 millions de mètres cubes de biogaz seront produits annuellement lorsque l’usine fonctionnera au maximum de sa capacité, soit l’équivalent en matière d’énergie de 2,1 millions de litres de diesel

18 000 tonnes de digestat seront produites annuellement lorsque l’usine fonctionnera au maximum de sa capacité

4500 tonnes de sulfate d’ammonium seront produites annuellement lorsque l’usine fonctionnera au maximum de sa capacité

8500 tonnes de gaz à effet de serre seront détournées des lieux d’enfouissement

Matières organiques

« On va faire un très grand pas en avant »

Le Québec ambitionne de valoriser toutes ses matières organiques d’ici quatre ans, mais la majorité des usines de biométhanisation projetées ne sont pas encore construites. Y parviendra-t-on ? Procédons-nous de la bonne façon ? Voici ce qu’en pensent les experts.

Pourquoi ne plus enfouir ou incinérer nos matières organiques ?

Les matières résiduelles génèrent 8 % des gaz à effet de serre (GES) émis au Québec, selon les données de 2015, explique Nicolas Juneau, qui est le directeur de la direction des matières résiduelles du ministère de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques, dans une entrevue à La Presse. Elles sont donc le cinquième générateur de GES de la province, et ce sont essentiellement les matières organiques qui sont responsables de ces émissions. Pourtant, ces matières organiques, qui représentent entre 40 % et 60 % de nos déchets, ne sont pas des résidus ultimes, rappelle M. Juneau : « On envoie nos ressources à l’élimination alors qu’elles pourraient être recyclées. »

Le Québec parviendra-t-il à ne plus enfouir de matières organiques en 2022 ?

« Je suis très confiant », répond Nicolas Juneau. « On va faire un grand pas en avant », affirme-t-il, avant d’ajouter : « J’espère qu’il va être complet. » En 2011, le gouvernement s’était fixé l’objectif de bannir l’enfouissement des matières organiques d’ici la fin de 2020. Dans les faits, l’objectif a été repoussé de deux ans puisque le programme de subventions destiné aux municipalités leur donne jusqu’à la fin de 2022 pour que leurs installations soient fonctionnelles. Le directeur général du Front commun québécois pour une gestion écologique des déchets (FCQGED), Karel Ménard, croit pour sa part que l’objectif de 2022 n’est pas réaliste, mais ne s’en formalise pas outre mesure. « L’idée, c’est qu’il faut que ça se fasse […] le plus rapidement possible, mais le mieux possible », a-t-il déclaré à La Presse.

Est-ce que la valorisation des matières organiques progresse au Québec ?

« On voit une nette progression », constate Nicolas Juneau, expliquant que la proportion de la population québécoise desservie par une collecte des matières organiques est passée de 7 % en 2009 à 55 % aujourd’hui. Montréal est un « bel exemple », selon lui, puisque ce fut « tout un chantier de déployer les bacs bruns sur l’ensemble de l’île ». Nicolas Juneau se dit « encouragé par ce qu’on voit », soulignant qu’il s’agit d’un « changement sociétal comme dans les années 90 avec la collecte sélective ». Karel Ménard estime que le travail des organismes environnementaux y est pour beaucoup : « S’il n’y avait pas eu une pression sociale pour détourner la matière organique de l’enfouissement, on n’en serait pas là aujourd’hui. »

Les méthodes retenues sont-elles appropriées ?

« La biométhanisation et le compostage sont […] deux procédés bien établis au niveau mondial », répond Céline Vaneeckhaute, directrice de BioEngine, l’équipe de recherche sur l’ingénierie des procédés verts et des bioraffineries de l’Université Laval. « Par contre, la Politique québécoise de gestion des matières résiduelles laisse peu de place à des alternatives intéressantes telles que le chaulage », un procédé qui utilise la chaux, regrette-t-elle. Elle estime aussi que « le traitement et la transformation des digestats liquides est un autre gros défi qui a été négligé par le gouvernement ». Le Québec a mis trop l’accent sur la biométhanisation, croit Karel Ménard, dont le leitmotiv est « la biométhanisation si nécessaire, mais pas nécessairement la biométhanisation ». Le plus important, selon lui, est de « gérer la matière le plus localement possible », idéalement à la maison, sinon dans un site de compostage industriel ou ultimement dans une usine de biométhanisation, essentiellement pour les milieux urbains.

Comment le Québec se compare-t-il au reste du monde ?

« La réglementation sur la valorisation des matières organiques au Québec est pertinente et assez unique au niveau mondial », affirme Céline Vaneeckhaute, soulignant que la biométhanisation a ici pour objectif de réduire les émissions de GES, alors qu’en Europe, elle vise d’abord et avant tout la production d’énergie renouvelable. « On n’a pas à rougir de nos programmes, estime Karel Ménard, mais il ne faut pas se péter les bretelles non plus. » À l’échelle canadienne, le Québec est passé depuis le début des années 2000 du bas au haut du palmarès pour l’efficacité de la gestion des matières organiques, rappelle Nicolas Juneau.

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