Opinion Pascale Navarro

Le paradoxe du premier ministre

Quelles réflexions inspire l’affaire SNC-Lavalin et le traitement à l’égard de l’ex-procureure générale et ex-ministre de la Justice Jody Wilson-Raybould, une histoire qui dure depuis un mois ?

La politicienne a refusé de renverser la décision de poursuivre SNC-Lavalin et les premiers commentaires à la suite de sa démission du 12 février dernier ont été liés à son sens de l’éthique et à son intégrité.

Les journaux ont été remplis de mots sur la droiture de la députée de Vancouver Granville et ses collègues féminines ont également souligné son sens du devoir. La députée Celina Caesar-Chavannes (élue ontarienne de Whitby, qui a déclaré ne pas se représenter en octobre prochain) a publié un gazouillis qui justifiait le départ de Jody Wilson-Raybould par la volonté qu’auraient les femmes de ne pas accepter le statu quo, et de préférer quitter le bateau si leurs valeurs sont en jeu.

Jane Philpott, députée ontarienne de Markham-Stouffville et récemment nommée au Trésor, a suivi Jody Wilson-Raybould et précisé dans sa lettre de démission que ses valeurs éthiques étaient aussi en jeu. Il y a un coût à défendre ses principes, écrit-elle, mais un coût plus élevé encore à les abandonner.

L’éthique ou l’équipe ?

Commentant les démissions féminines de son gouvernement, la ministre Chrystia Freeland soulignait qu’il est important, en politique, de jouer « en équipe ». Mais pour l’ancienne procureure générale, les règles traditionnelles selon lesquelles il faut se serrer les coudes dans l’adversité, la définition même de la culture de parti, entraient en conflit avec sa vision de l’éthique. Si cette politicienne a été recrutée pour faire partie d’une équipe qui souhaite le changement, il faut bien commencer quelque part.

Afin que les mœurs changent, Jody Wilson-Raybould a choisi d’opposer une résistance. Or ce choix semble être un choc pour la culture du parti.

Légitimité

Dans sa version des faits que Justin Trudeau a donnée jeudi dernier, on croit comprendre qu’il n’interprète pas ses tentatives de dialogue avec l’ex-ministre comme des « pressions ». Alors que la principale intéressée dit tout haut qu’elle s’est sentie forcée de changer d’idée, ses collègues parlent plutôt de la « normalité » des choses.

Quelque part, le chef met en doute la parole de l’ancienne ministre. Or la ligne sur laquelle peut jouer Justin Trudeau pour ne pas miner la crédibilité de Mme Wilson-Raybould est fine. Déjà, les journalistes avaient rapporté les propos de sources anonymes du caucus libéral selon lesquelles Mme Wilson-Raybould est obstinée et rigide. Comme l’a fait remarquer l’ex-première ministre de Terre-Neuve-et-Labrador, Kathy Dunderdale, dans un panel vendredi dernier à la télévision de la CBC, M. Trudeau aurait dû faire taire ses médisances dès le départ. Car s’il y a une chose que l’on s’empresse de remettre en cause chez les femmes politiques, c’est leur légitimité, a-t-elle expliqué. Si la procureure avait pris sa décision, il ne pouvait la remettre en question sans saper son autorité.

Et d’ailleurs, après le départ de Mme Wilson-Raybould, on compare avantageusement l’expérience et les diplômes du nouveau ministre qui la remplace à la Justice : tout d’un coup, l’expérience de Mme Wilson-Raybould, pourtant impressionnante, n’a plus de poids.

Moment critique

Mais il est faux de dire que le gouvernement affiche un féminisme de façade comme le clament les conservateurs. Venant d’un parti qui a coupé les trois quarts des ressources consacrées aux groupes de femmes dans son précédent gouvernement, c’est plutôt faible comme attaque. 

Notons que Justin Trudeau vient de créer un ministère des Femmes et de l’Égalité des genres avec un budget imposant, ce qui est l’une des manifestations de son engagement envers l’égalité.

Toutefois, cette affaire démontre que le gouvernement, et particulièrement Justin Trudeau, arrive à un moment critique : s’il souhaite attirer plus de femmes en politique, ce sur quoi il a misé pour asseoir son progressisme, il faut être en mesure de les soutenir lorsqu’elles décident de voir la politique autrement.

En fin de compte, l’épisode donne plutôt l’impression que le premier ministre remet en question l’autorité de Mme Wilson-Raybould et sa légitimité. Pourtant, il est bien difficile de croire qu’elle et Jane Philpott, des femmes solides et pour qui l’éthique est justement centrale, aient pris leur décision sur un coup de tête. C’est ce paradoxe qui suivra le premier ministre tout au long de la campagne annoncée.

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