ROUTE DE LA BAIE-JAMES — Trois couleurs. Le vert tendre des jeunes épinettes en croissance. Le vert profond de leurs aînées à maturité. Le vert rouillé de celles, rabougries, qui ont perdu la course. Une quatrième : le blanc de la neige d’avril. Cinq : le bleu du ciel, presque aussi pâle.
L’autocar file sur le ruban d’asphalte, risible et impressionnant, déroulé dans l’immense taïga. Neuf cent trente-cinq kilomètres de Val-d’Or à Chisasibi, un village cri. Onze à douze heures, davantage si la météo refuse de collaborer. Terminus au bout de la route. Au bout du monde.
La taïga qui décroît et se disperse au fil des kilomètres, des rivières et des chicots.
« Je monte jusqu’à Chisasibi, explique Agnès Shecapio, une Crie de Senneterre, en Abitibi, assise dans le fond du véhicule. Je m’en vais voir ma fille. » Elle trépigne. Plus que quelques centaines de kilomètres avant les retrouvailles.
Retrouvailles, virées de magasinage, simples vacances… ou sorties de prison. Depuis 2016, les 15 000 Cris de la Baie-James – et les quelques Blancs exilés au pays des Cris – peuvent compter sur un nouveau moyen de transport. Deux fois par semaine, un autocar relie les villages nordiques d’Eeyou Istchee, leur territoire traditionnel, au reste du Québec. Quelque 400 $ pour l’aller-retour complet contre plus de 2000 $ pour l’avion.
La plus longue ligne de la province. Une bouffée d’autonomie pour des dizaines de femmes qui ne conduisent pas ou n’ont pas de voiture. Celles qui étouffent dans l’immensité du Nord, celles qui visitent la « ville » à reculons.
« Je peux partir quand je veux. C’est lourd de faire le tour pour demander si quelqu’un a une place dans un véhicule vers Val-d’Or. Ce n’est pas facile. »
— Mina House
Mina House fait elle aussi le voyage en entier. Sa petite-fille Justice est assise à sa gauche.
Elles sont descendues à Val-d’Or « juste pour prendre congé », continue-t-elle. « Je n’ai jamais conduit. Même si mon mari m’a montré, je n’ai jamais eu l’occasion d’avoir mon permis. » La femme rigole en pointant ses oreilles quand on lui demande si elle écoute de la musique pendant les longues heures avec sa petite-fille. « Je lis. » Elle ouvrira sa Bible juste après.
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« Ils y tiennent beaucoup, à ce service », explique Marc Desaulniers, au volant depuis le lancement du circuit. À sa gauche, un téléphone satellite jaune vif pour appeler les secours en cas de pépin sur la route isolée.
Par moments, là où le feu a consommé la taïga dans les dernières années, une ambiance lunaire règne : blancheur à perte de vue, silence sidéral. Les cratères, eux, sont dans le bitume. Marc Desaulniers slalome entre les crevasses pour tenter d’épargner son mastodonte tout-terrain.
Car il ne s’agit pas d’un autocar comme les autres : une suspension améliorée pour affronter la route, des pièces de rechange à bord en cas de pépin et un immense pare-chocs de métal à l’avant pour résister aux caribous. Ce ne sont pas les seuls animaux qui posent problème : si « je pogne une volée de perdrix et que j’en frappe deux-trois, là, ça craque tout le pare-brise », explique le chauffeur sur le ton de l’expérience avérée.
Malgré ces modifications, la route de la Baie-James ne fait pas de quartier : l’autocar « tout-terrain » est au garage lors du retour. Un car ordinaire le remplace.
Mais pour l’instant, il fonctionne toujours. Marc Desaulniers l’arrête apparemment au milieu de nulle part, à l’intersection d’une autre route qui semble elle aussi s’enfoncer dans la taïga, droit vers l’ouest : la route du village côtier de Waskaganish. Sauf pour le terminus, l’autocar n’atteint pas les villages qu’il dessert, et les passagers ont encore une heure de route devant eux avant de retrouver les leurs.
Darryl S., cheveux longs et débraillé, descend ici. Il était monté à bord à Amos. « Je sors de prison », résume-t-il sur le chemin vers chez lui. Des pick-up attendaient l’autocar à l’intersection pour assurer le dernier bout de route. L’ex-détenu ne s’était pas organisé. Il échange quelques mots avec Sydney Whiskeychan, descendu lui aussi à l’intersection avec son fils et son neveu. Le groupe s’engouffre dans un véhicule.
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Marc Desaulniers garde ses yeux sur l’horizon.
La route est si longue que les parallèles terrestres déboulent, parfois indiqués par des panneaux : 51e, 52e, 53e. L’autobus remonte le globe. La route est si longue qu’une usure des pneus de quelques millimètres change le kilométrage affiché à l’odomètre : 932 kilomètres de trajet au début de la saison, 936 quand vient le temps de les changer.
Les rivières rompent la monotonie de la route : Harricana, Eastmain, Rupert, à mesure que la taïga se prépare à devenir toundra pour les Inuits. De petits chemins enneigés sans signalisation s’écartent de la route et donnent des envies d’exploration. Des lacs.
Des épinettes décorées de mottes de neige immaculées. Des épinettes, absolument identiques, décorées de perdrix blanches.
« C’est fatigant, mais c’est une bonne fatigue, explique le chauffeur. Ça fait 31 ans que je gagne ma vie sur la route. À un moment donné, tu développes des petits trucs. Maintenant, c’est beau alors je le mets sur le cruise control et je fais des exercices avec mes pieds, je m’étire. »
Il jette des regards dans son miroir. Derrière, une quinzaine de passagers. « Une très bonne journée. »
Le service est un projet conjoint des Autobus Maheux, un transporteur abitibien, et du Chisasibi Business & Development Group (CBDG), un petit conglomérat qui investit dans des projets d’entreprises cries. Malgré une subvention du gouvernement provincial de 150 000 $, le projet ne fait pas encore ses frais.
« Nous voyons un besoin pour ce service. Ce n’est pas tout le monde qui a un véhicule », fait valoir Linda Neacappo, responsable des opérations de CBDG. Les femmes y trouvent leur compte, « mais aussi les aînés qui ne veulent pas descendre seuls », dit-elle.
« Nous n’atteignons pas encore notre cible de clients : nous ferions nos frais si nous avions environ neuf passagers chaque fois. Ce n’est pas encore le cas. Mais autant que je sache, le bus n’a jamais été vide. » — Linda Neacappo
Pierre Maheux, qui dirige l’entreprise qui porte son nom, espère aussi que son autocar du Nord pourra continuer à circuler. Pour l’instant, il s’agit toujours d’un projet pilote.
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Chisasibi. Agnès Shecapio embrasse sa fille. Mina House et les autres passagers s’éloignent rapidement.
Michel Goyette s’engouffre dans la soute du véhicule pour pousser des dizaines de boîtes de carton vers l’extérieur. Avec son conjoint Edward Webb, il tient le Ouwah Store, un magasin de tissu et de matériel d’artisanat qui fait le bonheur des femmes de la communauté. L’autocar leur sert, à eux, de camion de livraison. Des revenus de plus pour le projet.
« La livraison est très chère ici », dit-il en montrant dans son magasin les chandails de coton ouaté et les tuques marqués du mot « CHISASIBI » que tout le monde porte au village. « C’est pour ça que nous utilisons l’autobus. » Selon Michel Goyette, les colis arrivent « moins sales, moins endommagés » par ce moyen de transport.
George Pachano, propriétaire du principal garage du village, reçoit lui aussi des pièces par l’autocar : « Des phares, des freins, des pneus. Tous nos pneus rentrent par le bus », explique-t-il.
Marc Desaulniers, lui, rentre à l’hôtel pour une douzaine d’heures, avant de reprendre la route dès 8 h le lendemain. Direction Val-d’Or. Une nouvelle porte vers le reste du monde pour qui en a besoin.
La taïga qui croît et se densifie au fil des kilomètres, des rivières et des chicots. Trois couleurs. Quatre. Cinq.