Transport

Le bus du bout du monde

Alors que le bus et le train délaissent le Québec rural, le plus long circuit d’autocar de la province a récemment été inauguré dans la région la moins peuplée du territoire. Presque 1000 km vers le nord à partir de Val-d’Or. Jusqu’au bout de la route, jusqu’au fin fond des bois.

UN DOSSIER DE PHILIPPE TEISCEIRA-LESSARD ET D’EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE

La route la plus longue

ROUTE DE LA BAIE-JAMES — Trois couleurs. Le vert tendre des jeunes épinettes en croissance. Le vert profond de leurs aînées à maturité. Le vert rouillé de celles, rabougries, qui ont perdu la course. Une quatrième : le blanc de la neige d’avril. Cinq : le bleu du ciel, presque aussi pâle.

L’autocar file sur le ruban d’asphalte, risible et impressionnant, déroulé dans l’immense taïga. Neuf cent trente-cinq kilomètres de Val-d’Or à Chisasibi, un village cri. Onze à douze heures, davantage si la météo refuse de collaborer. Terminus au bout de la route. Au bout du monde.

La taïga qui décroît et se disperse au fil des kilomètres, des rivières et des chicots.

« Je monte jusqu’à Chisasibi, explique Agnès Shecapio, une Crie de Senneterre, en Abitibi, assise dans le fond du véhicule. Je m’en vais voir ma fille. » Elle trépigne. Plus que quelques centaines de kilomètres avant les retrouvailles.

Retrouvailles, virées de magasinage, simples vacances… ou sorties de prison. Depuis 2016, les 15 000 Cris de la Baie-James – et les quelques Blancs exilés au pays des Cris – peuvent compter sur un nouveau moyen de transport. Deux fois par semaine, un autocar relie les villages nordiques d’Eeyou Istchee, leur territoire traditionnel, au reste du Québec. Quelque 400 $ pour l’aller-retour complet contre plus de 2000 $ pour l’avion.

La plus longue ligne de la province. Une bouffée d’autonomie pour des dizaines de femmes qui ne conduisent pas ou n’ont pas de voiture. Celles qui étouffent dans l’immensité du Nord, celles qui visitent la « ville » à reculons.

« Je peux partir quand je veux. C’est lourd de faire le tour pour demander si quelqu’un a une place dans un véhicule vers Val-d’Or. Ce n’est pas facile. »

— Mina House

Mina House fait elle aussi le voyage en entier. Sa petite-fille Justice est assise à sa gauche.

Elles sont descendues à Val-d’Or « juste pour prendre congé », continue-t-elle. « Je n’ai jamais conduit. Même si mon mari m’a montré, je n’ai jamais eu l’occasion d’avoir mon permis. » La femme rigole en pointant ses oreilles quand on lui demande si elle écoute de la musique pendant les longues heures avec sa petite-fille. « Je lis. » Elle ouvrira sa Bible juste après.

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« Ils y tiennent beaucoup, à ce service », explique Marc Desaulniers, au volant depuis le lancement du circuit. À sa gauche, un téléphone satellite jaune vif pour appeler les secours en cas de pépin sur la route isolée.

Par moments, là où le feu a consommé la taïga dans les dernières années, une ambiance lunaire règne : blancheur à perte de vue, silence sidéral. Les cratères, eux, sont dans le bitume. Marc Desaulniers slalome entre les crevasses pour tenter d’épargner son mastodonte tout-terrain.

Car il ne s’agit pas d’un autocar comme les autres : une suspension améliorée pour affronter la route, des pièces de rechange à bord en cas de pépin et un immense pare-chocs de métal à l’avant pour résister aux caribous. Ce ne sont pas les seuls animaux qui posent problème : si « je pogne une volée de perdrix et que j’en frappe deux-trois, là, ça craque tout le pare-brise », explique le chauffeur sur le ton de l’expérience avérée.

Malgré ces modifications, la route de la Baie-James ne fait pas de quartier : l’autocar « tout-terrain » est au garage lors du retour. Un car ordinaire le remplace.

Mais pour l’instant, il fonctionne toujours. Marc Desaulniers l’arrête apparemment au milieu de nulle part, à l’intersection d’une autre route qui semble elle aussi s’enfoncer dans la taïga, droit vers l’ouest : la route du village côtier de Waskaganish. Sauf pour le terminus, l’autocar n’atteint pas les villages qu’il dessert, et les passagers ont encore une heure de route devant eux avant de retrouver les leurs.

Darryl S., cheveux longs et débraillé, descend ici. Il était monté à bord à Amos. « Je sors de prison », résume-t-il sur le chemin vers chez lui. Des pick-up attendaient l’autocar à l’intersection pour assurer le dernier bout de route. L’ex-détenu ne s’était pas organisé. Il échange quelques mots avec Sydney Whiskeychan, descendu lui aussi à l’intersection avec son fils et son neveu. Le groupe s’engouffre dans un véhicule.

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Marc Desaulniers garde ses yeux sur l’horizon.

La route est si longue que les parallèles terrestres déboulent, parfois indiqués par des panneaux : 51e, 52e, 53e. L’autobus remonte le globe. La route est si longue qu’une usure des pneus de quelques millimètres change le kilométrage affiché à l’odomètre : 932 kilomètres de trajet au début de la saison, 936 quand vient le temps de les changer.

Les rivières rompent la monotonie de la route : Harricana, Eastmain, Rupert, à mesure que la taïga se prépare à devenir toundra pour les Inuits. De petits chemins enneigés sans signalisation s’écartent de la route et donnent des envies d’exploration. Des lacs.

Des épinettes décorées de mottes de neige immaculées. Des épinettes, absolument identiques, décorées de perdrix blanches.

« C’est fatigant, mais c’est une bonne fatigue, explique le chauffeur. Ça fait 31 ans que je gagne ma vie sur la route. À un moment donné, tu développes des petits trucs. Maintenant, c’est beau alors je le mets sur le cruise control et je fais des exercices avec mes pieds, je m’étire. »

Il jette des regards dans son miroir. Derrière, une quinzaine de passagers. « Une très bonne journée. »

Le service est un projet conjoint des Autobus Maheux, un transporteur abitibien, et du Chisasibi Business & Development Group (CBDG), un petit conglomérat qui investit dans des projets d’entreprises cries. Malgré une subvention du gouvernement provincial de 150 000 $, le projet ne fait pas encore ses frais.

« Nous voyons un besoin pour ce service. Ce n’est pas tout le monde qui a un véhicule », fait valoir Linda Neacappo, responsable des opérations de CBDG. Les femmes y trouvent leur compte, « mais aussi les aînés qui ne veulent pas descendre seuls », dit-elle.

« Nous n’atteignons pas encore notre cible de clients : nous ferions nos frais si nous avions environ neuf passagers chaque fois. Ce n’est pas encore le cas. Mais autant que je sache, le bus n’a jamais été vide. » — Linda Neacappo

Pierre Maheux, qui dirige l’entreprise qui porte son nom, espère aussi que son autocar du Nord pourra continuer à circuler. Pour l’instant, il s’agit toujours d’un projet pilote.

***

Chisasibi. Agnès Shecapio embrasse sa fille. Mina House et les autres passagers s’éloignent rapidement.

Michel Goyette s’engouffre dans la soute du véhicule pour pousser des dizaines de boîtes de carton vers l’extérieur. Avec son conjoint Edward Webb, il tient le Ouwah Store, un magasin de tissu et de matériel d’artisanat qui fait le bonheur des femmes de la communauté. L’autocar leur sert, à eux, de camion de livraison. Des revenus de plus pour le projet.

« La livraison est très chère ici », dit-il en montrant dans son magasin les chandails de coton ouaté et les tuques marqués du mot « CHISASIBI » que tout le monde porte au village. « C’est pour ça que nous utilisons l’autobus. » Selon Michel Goyette, les colis arrivent « moins sales, moins endommagés » par ce moyen de transport.

George Pachano, propriétaire du principal garage du village, reçoit lui aussi des pièces par l’autocar : « Des phares, des freins, des pneus. Tous nos pneus rentrent par le bus », explique-t-il.

Marc Desaulniers, lui, rentre à l’hôtel pour une douzaine d’heures, avant de reprendre la route dès 8 h le lendemain. Direction Val-d’Or. Une nouvelle porte vers le reste du monde pour qui en a besoin.

La taïga qui croît et se densifie au fil des kilomètres, des rivières et des chicots. Trois couleurs. Quatre. Cinq.

Le véhicule de l’autonomie

L’autocar Maheux-Cree n’est jamais rempli, mais les voyageurs qui l’utilisent se réjouissent d’avoir une option supplémentaire afin d’aller « dans le sud »… soit à Val-d’Or, la plupart du temps.

Tournoi de hockey

« Nous allons voir mes petits-fils jouer au hockey à Val-d’Or. Mon fils joue aussi. C’est le dernier tournoi de l’année. Je suis habituée à la route en mauvais état, le service n’est pas trop cher et c’est plus pratique que de voyager en auto, ça permet de relaxer. Je ne conduis pas. Je prends le bus environ deux fois par année. Dans notre voyage familial annuel à Montréal, à Ottawa ou ailleurs, je reviens souvent en bus. »

— Marcella Small et sa petite-fille Bertha Diamond (de Waskaganish à Val-d’Or, 6 h 30 min)

Un nouveau petit-enfant

« Ma fille va accoucher à Val-d’Or dans les prochains jours. Elle est presque à 39 semaines. Comme c’est son premier bébé, ils préfèrent l’envoyer à Val-d’Or où les médecins ont plus d’expérience [rires]. Nous allons revenir en avion. Comme je l’accompagne, le billet est payé par le Conseil cri de la santé. J’aurais pu prendre l’avion pour y aller, mais je préfère le bus, je peux regarder le paysage. C’est la quatrième fois que je prends le bus. »

— Jennifer Fireman (de Chisasibi à Val-d’Or, 11 h)

Plus de liberté

« Je prends souvent le bus, parce que je n’ai pas de véhicule pour aller à Val-d’Or. J’y vais pour magasiner, pour voir des gens ou simplement pour sortir un peu de ma communauté. Mon neveu va venir me chercher à l’intersection du chemin d’Eastmain. Avant, j’étais toujours à chercher du covoiturage. Ça me donne plus d’indépendance. Je n’ai plus à demander aux gens s’ils ont des sièges disponibles. L’avion est trop cher, surtout si c’est pour aller magasiner. »

— Elsa Mayappo (de Val-d’Or à Eastmain, 7 h)

Auto à réparer

« Notre véhicule s’est brisé à Val-d’Or, nous l’avons laissé là. Nous avons loué un véhicule hier pour nous déplacer localement. Les enfants jouaient au hockey à La Sarre. Malheureusement, ils ont perdu [rires]. »

— Sydney Whiskeychan, avec son fils Emerson et son neveu Titus Blueboy (d’Amos à Waskaganish, 5 h)

« Je ne conduis pas »

« Je voyage souvent avec le bus. Nous avons un véhicule, mais je ne conduis pas et mon mari ne conduit plus sur de longues distances. Mes enfants travaillent et je ne veux pas déranger les gens. Alors quand je dois voyager, je prends le bus. C’est confortable, mais c’est long. Parfois, je veux simplement prendre congé ; je travaille encore, je travaille à la clinique. Ma famille prend le bus, mes sœurs. Mon père a 92 ans, presque 93, ma mère a 85 ans et ils prennent le bus. »

— Mina House (de Val-d’Or à Chisasibi, 11 h)

« Courte visite »

« Nous sommes allés voir sa famille à Mistissini pour une courte visite. C’est à cinq heures de Val-d’Or. Sa sœur nous y a conduits. C’est notre deuxième voyage en bus de l’année. Nous le prenons quatre ou cinq fois par année. Nous n’avons pas de véhicule en ce moment et c’est compliqué de trouver un covoiturage. C’est plus pratique de monter dans le bus et d’aller là où l’on veut aller. L’avion est très cher, près de 2000 $ pour un aller-retour à Montréal. »

— Elaine Rednose, avec son conjoint Sherman Coonishish (de Val-d’Or à Chisasibi, 11 h)

Courte distance

« Je vais rendre visite à ma mère. Aujourd’hui, c’était le seul départ. C’est 45 minutes en voiture, environ 1 heure en autobus. On a un véhicule, mais mon conjoint travaille, alors c’était un peu compliqué. Je lis les Chroniques des vampires [de l’auteure Anne Rice]. Je suis en train de tout lire ça, je suis maniaque »

— Maryse Côté (de Val-d’Or à Amos, 1 h)

« Génial »

« Mon conjoint vient de Nemaska. Moi, je viens de Kitcisakik. Je suis algonquine. On va descendre à Nemaska. Son frère vient nous trouver. Avant, il n’y avait pas de bus et c’était dur de trouver une ride pour aller dans le Nord, c’était plus compliqué. Je trouve ça génial qu’il y ait un service. »

— Diane Papatie et son conjoint Hugo Jolly (de Val-d’Or à Nemaska, 6 h)

Ces témoignages ont été édités pour en faciliter la compréhension.

Vivre au milieu de la taïga

« Il y a du neu’, il y a du rough, il y a du neu’, il y a du rough. » La route de la Baie-James, construite dans les années 70 pour permettre l’édification du complexe hydroélectrique sur la rivière La Grande, est fatiguée. À tel point que l’on peut croire que l’on roule sur une planche à laver.

« Ici, l’hiver, à - 30 degrés sur la glace, c’est l’idéal, continue le chauffeur d’autobus Marc Desaulniers. Tu sens les bosses pareil, mais c’est moins pire. T’es capable de rouler pas mal plus. »

« Cahoteuse [bumpy]. » C’est le mot que tous les passagers ont à la bouche lorsqu’on leur parle, entre deux sursauts de l’autocar. C’est aussi un sujet de conversation universel à Chisasibi : chacun a une opinion tranchée sur l’état de la route de la Baie-James.

Le relais routier 381, à peu près à mi-chemin entre Matagami et Chisasibi, en constitue le cœur battant. On y arrive comme dans un campement en Antarctique : des bâtiments de plain-pied couverts de tôle, un héliport, de la machinerie stationnée.

John Mattawashish pose devant son engin. « Je demeure ici et nous déneigeons la route. Je suis de Mistissini. Je reste ici 28 jours d’affilée, puis j’ai 14 jours de repos, explique-t-il. Ç’a été un hiver rude, avec beaucoup de neige. » C’est l’entreprise autochtone Tawish, installée dans le village de Wemindji, qui l’emploie. Elle est responsable du déneigement pour une centaine de kilomètres en aval et en amont du campement.

Une vraie petite société – faite de Blancs et de Cris – s’organise au 381. Des déneigeurs comme lui, des mécaniciens pour la station-service ouverte 24 heures sur 24 (passage obligé de ceux qui s’aventurent sur la route) et des cuisiniers pour la cafétéria ouverte au public. Des chambres les accueillent.

Alain Vachon, d’Amos, est l’un d’eux. Il ne fait pas de cachette : il ne vit pas au milieu de la taïga par plaisir. Ce sont le salaire et les vacances qui l’ont mené au 381 : « 21 jours de congé, 21 jours de travail, 12 heures et demie par jour », explique-t-il en servant des spaghettis sauce bolognaise et des soupes au bœuf.

« Si on venait à gagner le 6/49, tout le monde s’en irait en même temps. »

— Alain Vachon

D’autres travailleurs vivent de façon encore plus isolée : quatre demeurent dans un campement sur le bord de la rivière Rupert, afin d’assurer le déneigement d’un autre secteur. Ils sont reliés au reste du monde par un téléphone satellite.

Le patron de la Société de développement de la Baie-James, Raymond Thibault, souligne que les travaux d’entretien de la route de la Baie-James « sont financés par une contribution financière d’Hydro-Québec ainsi que par une subvention du ministère des Transports ». Comme il s’agit d’une route isolée et relativement peu empruntée, « leurs normes d’entretien diffèrent de celles en vigueur sur le réseau ».

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