Livre – Le règne des quatre

Après les Cavaliers

Les géants Amazon, Apple, Facebook et Google ont amassé une richesse et un pouvoir inédits qui, loin de profiter à tous, se concentrent entre les mais d'un tout petit groupe.

Dans une société démocratique, l’existence de grands centres de pouvoir privé menace la vitalité d’un peuple libre.

— Louis Brandeis

Les Quatre incarnent Dieu, l’amour, le sexe et la consommation, et ils ajoutent de la valeur aux vies de milliards de personnes chaque jour. Cependant, ils ne se préoccupent pas de l’état de nos âmes, ne prendront pas soin de nous quand nous serons vieux et ne nous tiendront jamais la main. Ces organisations ont amassé un pouvoir considérable, et le pouvoir corrompt, surtout dans une société contaminée par ce que le pape appelle « l’idolâtrie de l’argent ». Ces entreprises évitent l’impôt, portent atteinte à la vie privée et détruisent des emplois pour faire progresser leurs bénéfices car… elles peuvent se le permettre. Ce qui m’inquiète, ce n’est pas le fait que les entreprises fassent ce genre de chose, c’est que les Quatre excellent dans ce domaine.

Il a fallu à Facebook moins d’une décennie pour atteindre un milliard de clients. C’est désormais un outil de communication international en passe de devenir la plus grande société publicitaire au monde. C’est une entreprise de 17 000 employés valorisée en bourse à 448 milliards de dollars. Cette fortune afflue vers quelques chanceux privilégiés. Disney, société de médias extrêmement prospère selon les standards traditionnels, dispose de moins de la moitié de cette valeur (181 milliards de dollars), mais emploie 185 000 personnes.

Cette super-productivité génère de la croissance mais pas forcément de la prospérité. Les géants de l’ère industrielle, dont General Motors et IBM, employaient des centaines de milliers de travailleurs. Les richesses étaient plus équitablement réparties qu’aujourd’hui : les investisseurs et les cadres dirigeants devenaient riches, mais pas milliardaires, et les travailleurs, dont beaucoup étaient syndiqués, pouvaient se payer des maisons et des bateaux à moteur, et envoyer leurs enfants à l’université.

C’est l’Amérique que veulent retrouver des millions d’électeurs en colère. Ils sont enclins à blâmer la mondialisation et les immigrés, mais l’économie technologique et sa fétichisation sont les véritables coupables. Cette économie a déposé une énorme quantité de richesses aux pieds d’un petit groupe d’investisseurs et de travailleurs incroyablement talentueux, abandonnant à son sort la majorité des travailleurs (croyant peut-être que le streaming vidéo et les téléphones surpuissants seraient le nouvel opium du peuple).

Ensemble, les Cavaliers emploient environ 418 000 personnes, soit la population de Minneapolis. Si vous rassemblez la valeur de leurs actions cotées en Bourse, vous obtenez une somme de 2300 milliards de dollars. Cela signifie que la version 2.0 de Minneapolis détient une richesse presque équivalente au PIB de la France, c’est-à-dire d’un pays développé comptant plus de 67 millions de citoyens. Cette ville aisée prospère donc pendant que le reste du pays quémande des investissements, des opportunités et des emplois.

Voilà ce qui est en train de se produire. Voilà la distorsion créée par la progression constante de la technologie numérique, la domination des Quatre et la croyance que la classe des Innovateurs mérite une vie exponentiellement meilleure.

Cette tendance dangereuse pour la société ne semble pas près de ralentir. Elle vide la classe moyenne, ce qui pousse certaines villes à la faillite, alimente les politiques rageuses de ceux qui se sentent floués, et encourage la montée des discours démagogues. N’étant pas un expert en politique, je n’encombrerai pas ce livre de prescriptions outrepassant mes qualifications. Il n’empêche que les distorsions sont visibles et troublantes.

Le but

Comment et dans quel but utilisons-nous aujourd’hui notre puissance cérébrale ? Revenons au milieu du XXe siècle. Nous étions démunis en matière de puissance de calcul : les ordinateurs étaient de gros tabulateurs primitifs équipés de transistors remplaçant progressivement les tubes à vide. Il n’y avait pas d’intelligence artificielle et il fallait un temps fou pour trouver des informations en bibliothèque en passant par un catalogue sur fiches.

Malgré cela, nous avons mené à bien de grands projets pour l’humanité. Tout d’abord, nous avons remporté la course au sauvetage du monde et à la fission de l’atome. Hitler avait un peu d’avance dans le domaine et nous aurions perdu si les nazis avaient gardé l’avantage. Heureusement, en 1939, le gouvernement américain a lancé le projet Manhattan. Il a mobilisé, en six ans, 130 000 personnes, soit environ le tiers des employés d’Amazon.

En six ans, nous sommes sortis vainqueurs de la lutte pour l’arme nucléaire. Pour vous, ce n’est peut-être pas un objectif qui en valait la peine. Pourtant, cette victoire technologique était une priorité stratégique et nous nous sommes mobilisés pour la décrocher. Nous avons fait la même chose pour aller sur la Lune avec le projet Apollo, une aventure qui a impliqué jusqu’à 400 000 travailleurs américains, canadiens et britanniques.

Chacun des Cavaliers surpasse de loin les projets Manhattan et Apollo en intelligence et en capacité technologique. Leur puissance de calcul est presque sans limite et ridiculement bon marché. Ils sont les héritiers de trois générations de recherches en analyse statistique, en optimisation et en intelligence artificielle. Chaque Cavalier nage dans les flots de données que nous produisons 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, analysées par certaines des personnes les plus intelligentes, les plus créatives et les plus déterminées qui aient jamais existé.

Et quel est le but de tout ceci, de la plus grande concentration de capital humain et financier de l’histoire ? Quelle est sa mission ? Vaincre le cancer ? Éradiquer la pauvreté ? Explorer l’univers ? Non. L’objectif est de vendre une fichue Nissan de plus.

Les héros et les innovateurs d’hier créaient et créent toujours des emplois pour des centaines de milliers de personnes. Unilever répartit sa capitalisation boursière de 156 milliards de dollars sur 171 000 foyers de la classe moyenne. Intel a une capitalisation boursière de 165 milliards et emploie 107 000 personnes. Mais Facebook, avec sa capitalisation boursière de 448 milliards de dollars, ne compte que 17 000 employés.

Nous avons le sentiment que ces grandes entreprises doivent créer énormément d’emplois, mais elles ne proposent en fait qu’un petit nombre de postes très bien payés, laissant aux autres travailleurs le soin de se battre pour les miettes. L’Amérique est en train de devenir le fief de 3 millions de seigneurs régnant sur 350 millions de serfs. Je le répète : il n’a jamais été plus facile de devenir milliardaire, mais il n’a jamais été aussi difficile de devenir millionnaire.

Nous avons peut-être tort, il est peut-être futile de combattre ces incroyables sociétés ou de les cataloguer comme les méchantes de l’histoire. Je n’en sais rien. Mais je suis certain que la compréhension des Quatre nous permet de mieux appréhender l’ère numérique et d’assurer une plus grande sécurité financière à notre famille et à nous-même.

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