Notre choix

Wow !

Tout est ori

Paul Serge Forest

VLB éditeur

456 pages

Quatre étoiles

« Wow ! », c’est tout ce que les personnages de cet hallucinant roman lauréat du prix Robert-Cliche 2021 sont capables de dire, ébaubis, lorsqu’ils posent les yeux sur l’ori, une nouvelle couleur fomentée par un mystérieux Japonais apparu sur la plage de Saint-Trinité, sur la Côte-Nord, et qui bouleversera l’écosystème de cette petite communauté dont le moteur est l’entreprise familiale Pêcherie Lelarge, spécialisée dans la transformation et la distribution de fruits de mer.

Le prix Robert-Cliche est attribué à un premier roman, qui est alors publié chez VLB éditeur. Cette année, chose rare, le jury a voté à l’unanimité pour Tout est ori, et on comprend pourquoi à la lecture de ce roman foisonnant et insaisissable, aussi déstabilisant qu’irrésistible. L’écriture de l’auteur, un médecin montréalais qui a grandi sur la Côte-Nord (Paul Serge Forest est un pseudonyme), sait se faire poétique, touche à la métaphysique et au mysticisme, mais elle est aussi très charnelle et anatomique, pleine d’esprit et d’humour. Tel un équilibriste, l’auteur avance avec brio dans ce récit complètement éclaté et on se demande, fasciné, comment tout cela a pu sortir de sa tête.

Tentons de résumer le propos, une tâche ardue : les Lelarge doivent gérer l’entreprise familiale, très prospère et qui fournit des emplois à une grande partie du village, alors que Rogatien, l’aïeul, meurt. Ses trois enfants, Robert, Réginald dit Saturne et Suzanne, en héritent en parts égales, mais c’est le premier qui devient président. Après un voyage au Japon, il conclut une entente importante avec le Conglomérat des teintes, couleurs, pigments, mollusques et crustacés d’Isumi, s’assurant ainsi de généreux revenus. Mais l’arrivée d’un mystérieux Japonais nommé Mori Ishikawa, dont les motifs demeurent obscurs, et l’attrait irrépressible qu’il exerce sur Laurie, enfant cadette de Robert, viendront troubler l’ordre des choses. Tout ça alors qu’un empoisonnement de masse met en péril l’avenir de l’entreprise et que Mori fait découvrir à Laurie l’ori, une couleur inédite qui change profondément tous ceux qui réussissent à l’observer.

Tout est ori peint une galerie de personnages colorés, s’exprimant de façon tout aussi colorée, plonge dans leur passé, étale leurs troubles, leurs obsessions, leurs failles. La plupart sont totalement dysfonctionnels, comme Frédéric Goyette, fonctionnaire dépressif à l’Agence canadienne des aliments qui tente de voir clair dans cette affaire pour le moins nébuleuse qui l’obsède. Le roman peint aussi un tableau vivant de la Côte-Nord et est une lettre d’amour sentie aux produits de la mer, qui y occupent une place centrale. L’auteur y va d’ailleurs de délectables « intermèdes » où il présente tour à tour les « fruits » de la mer, s’attarde aux caractéristiques des moules, oursins, couteaux de mer, bourgots, etc., toujours de façon truculente, jouant avec les mots et expressions avec esprit. Ainsi, en expliquant que la crevette naît d’abord mâle avant que ses testicules se transforment en ovaires, produisant ainsi des œufs dont on peut se délecter, il écrit : « Quand la langue, contre le palais, fait céder ces minuscules sphères algueuses et que la bouche se tapisse d’un éclat d’iode, il fait bon se rappeler qu’on ne naît pas femme, on le devient. »

On n’en dira pas plus, de peur de voler le « punch », mais une chose est sûre : même si le roman multiplie parfois à outrance les détours narratifs et qu’on s’y perd par moments, il réussit à faire faire des tours de montagnes russes à notre esprit, ébloui, lui aussi, par cette écriture « orie ».

Haute voltige

The Berlin Kid

Hélène de Billy

Québec Amérique

272 pages

Trois étoiles et demie

L’écriture, et par ricochet la lecture, de cet ouvrage est digne d’un spectacle de la patrouille aéronautique des Snowbirds.

On monte, on descend, on part en vrille. On vire à gauche, à droite, et encore à gauche. On fonce à toute vitesse et on se pose en douceur. Applaudissements !

Ce que mérite l’autrice Hélène de Billy, dont la biographie de Roger Coulombe, aviateur au sang-froid qui a survécu, avec son équipe, à d’innombrables missions de bombardements au-dessus de l’Allemagne au cours de la Seconde Guerre mondiale, est tout sauf chronologique, linéaire et plate.

Comme le père de l’autrice était un proche du Kid, elle a décidé d’intercaler ce segment familial ainsi que ses propres recherches dans la narration. Le lecteur la suit pas à pas dans quantité de lieux où le Kid est passé. De la biographie, on passe au récit, et vice-versa, dans une chorégraphie parfaitement orchestrée.

Cette façon de travailler fait en sorte qu’on ne tombe jamais dans la complaisance. Au contraire, Coulombe, qui fut dentiste après la guerre, avait un côté sombre, ses propres démons. L’autrice lève aussi quelques pierres pour parler des questions éthiques, de la mort toujours en face, de chicanes dans l’équipe de Coulombe, etc.

Cet ouvrage ne présente pas une version romancée ou enjolivée de la guerre. Il est franc sans être macabre. Pour tout vous dire, il vole au-dessus de la mêlée.

— André Duchesne, La Presse

Récit ronronnant, mais pas seulement

Dans les yeux de Jade

Patrice Lelorain

Albin Michel

202 pages

Trois étoiles et demie

Se lancer dans un récit orbitant autour d’un animal de compagnie peut s’avérer périlleux : on a tôt fait de tomber dans le gaga-isme (n’ouvrez pas votre dictionnaire : on parle ici de la tendance à devenir gaga des chats). Ces relations privilégiées, souvent très fortes, sont difficiles à restituer pour aller conquérir le lecteur, quand bien même ce dernier est un amoureux des bêtes.

Dans les yeux de Jade esquive les pièges à ours du genre. Grâce à la patte de Patrice Lelorain et à son écriture ronronnante, on découvre comment, à travers le regard du narrateur, une petite chatte siamoise est venue tranquillement bouleverser le quotidien de son couple, et ce, sans mièvrerie, merci. Aussi, bien que Jade occupe le devant de la scène, on distingue, entre les poils et les mésaventures de reproduction, un contexte qu’elle vient éclairer à sa manière : le livre passe ainsi par les voies du cyclisme, comme celles du terrorisme, puisque la France souffre face à la vague d’attentats qui l’ont endeuillée ces dernières années pendant que Jade se paie une sieste ou succombe à des poussées de chaleur.

Un récit qui ne s’adresse donc pas seulement aux férus des félins poilus, et pourrait même convertir quelques curieux.

— Sylvain Sarrazin, La Presse

Tragicomédie en Terre sainte

Tunnels

Rutu Modan

Actes Sud BD

288 pages

Trois étoiles

Lorsque la collection d’un riche amateur d’objets archéologiques est mise en vente, Nili Broshi remet la main sur une tablette censée indiquer l’emplacement du Graal des reliques saintes : l’Arche d’Alliance. Elle n’est pas une néophyte dans cette quête : petite, elle suivait à la trace son père archéologue et a assisté au creusage des premiers mètres d’un tunnel devant mener à ce trésor, opération stoppée par la première intifada.

Nili se trouve devant plusieurs défis : monter une équipe sans que le rival de son père en ait vent… et poursuivre le creusage d’une voie qui mène sous un territoire palestinien. Ses collaborateurs et elle ne seront pas seuls sous terre. De l’autre côté du mur qui sépare Israël des Territoires occupés, des Palestiniens creusent aussi un tunnel destiné à la contrebande.

Rutu Modan, auteure israélienne lauréate d’un prix Eisner (pour Exit Wounds), jongle habilement avec les sensibilités dans ce récit rocambolesque où la quête intime se mêle au politique. En trame de fond, on retrouve bien sûr le conflit israélo-palestinien dans tout ce qu’il a de tragique, mais qu’elle parvient à aborder avec une touche d’humour.

La force de cette bande dessinée romanesque se trouve davantage dans cette manière fine de parler de pillages d’obkets archéologiques, de terrorisme et d’intégrisme religieux qui frise l’absurde que dans sa facture visuelle. Elle mise sur une ligne claire qui évoque Hergé, mais avec un style moins porté vers la netteté ou la précision que l’expressivité. La mise en couleur est franche, assez lumineuse (on sent le soleil qui plombe), mais sans grande nuance.

Tunnels ne parvient pas, toutefois, à transcender totalement son caractère anecdotique. Les lecteurs peu curieux des reliques saintes et des jeux de coulisses de l’archéologie risquent d’y trouver peu d’intérêt. Sa part politique à la résonance pourtant internationale (il est notamment question de Daech), n’est pas assez prégnante pour porter le récit plus haut.

— Alexandre Vigneault, La Presse

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