Critique

Dans la jungle des villes

Le nombril de la lune
Françoise Major
Le cheval d’août
276 pages
3 étoiles et demie

D’entrée de jeu, levons notre chapeau à la petite maison d’édition Le cheval d’août, qui, en cinq ans maintenant, a fait la preuve de sa grande pertinence dans le milieu littéraire québécois. Ce parcours sans faille, marqué par un travail d’édition minutieux avec des signatures fortes, se poursuit avec le recueil de nouvelles Le nombril de la lune de Françoise Major.

Le nombril du titre, c’est la ville de Mexico. Mégalopole vibrante, métropole culturelle, ville protéiforme et dangereuse ; capitale du Mexique abritant l’un des plus importants musées d’anthropologie au monde ; nommée autrefois Tenochtitlan, fondée en 1325, puis conquise par les Espagnols ; lieu des amours tumultueuses de Frida Kahlo et de Diego Rivera…

Mais Françoise Major évite ces considérations touristiques. Mexico, elle y a vécu. Ça se sent, ça se lit, ça se goûte presque. Les 23 nouvelles composant Le nombril se déroulent à l’écart des pyramides de Teotihuacan ou de la forêt de Chapultepec. Ces récits parlent de quelques personnages typiques parmi plus de 20 millions d’habitants de la ville tentaculaire. L’autrice fouille leur psyché, leur vie quotidienne, leurs petites misères et leurs grandes tragédies.

Grâce à sa compréhension fine du peuple mexicain, Françoise Major peut aborder des thèmes variés et incontournables comme la perception de la mort, le rôle central de la mère dans les familles, l’humour infini de ce peuple souvent trahi, la riche gastronomie, le machisme et la violence qui en découle, la musique populaire, la corruption, la religion, les relations amoureuses…

L’écrivaine le fait avec respect, usant d’un style direct et imagé, mais aussi sans détour, pour parler de la vie politique et d’enjeux sociaux. Sans faire la leçon, surtout, mais en ne craignant aucunement d’aborder, par exemple, la disparition des 43 étudiants d’Ayotzinapa en 2015, crime d’État jamais résolu. Dans la nouvelle intitulée « Numéro 140301751 », Françoise Major décrit l’horreur avec une justesse, pour ne pas dire une justice, nécessaire.

Ailleurs, le ton sera plus léger lors de la visite du pape ou de la complicité entre une mère et sa fille, truculent dans les amours de jeunes amateurs de rock ou d’un Noël chez un oncle riche, sensuel dans un métro bondé et encore tragique lors d’un tremblement de terre.

Pour les amoureux de Mexico, c’est un vrai régal. Toutefois, l’utilisation trop fréquente, à notre avis, d’expressions locales, se référant à six pages de notes et huit de glossaire à la fin du livre, pourrait rebuter quelques non-initiés. Ce n’était pas nécessaire pour établir l’autorité de l’écrivaine en la matière.

N’empêche, Françoise Major a saisi l’insaisissable, la complexe âme mexicaine dans toute sa splendeur et ses tourments. Ce condensé très riche en protéines de maïs fermente si bien qu’il fait vite tourner l’imagination du découvreur en nous. ¡Gracias !

EXTRAIT

« Il y en a pour traiter de chairos (sales gauchistes) ceux qui manifestent ou critiquent le gouvernement sur les réseaux sociaux, et leur argument massue, ponte las pilas, retrousse-toi les manches, puisque nous en serions là à cause de notre paresse collective, atavique, et que le gouvernement n’est pas un père, qu’il faudrait arrêter de l’accuser de tous les maux du Mexique, sortir de l’adolescence comme peuple, c’est un argument que je trouve inspiré, oui, une rhétorique odieusement inventive dans un pays où l’impuissance est offerte en vrac par les institutions, où le salaire minimum est de cinq dollars par jour, où l’on administre de fausses chimiothérapies à des enfants, faute d’argent, un gouverneur ayant pillé les fonds publics (“oui je mérite l’abondance”). »

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