Éditorial : Cannabis

Une brève histoire de la légalisation

« Il semble particulièrement illogique, inefficace et inhumain d’avoir recours au droit pénal contre les toxicomanes. »

— Marie-Andrée Bertrand, rapport de la commission Le Dain, 1972

Pour les non-amnésiques, il était comique cette semaine d’entendre les critiques de M. Trudeau s’affoler.

Non, la légalisation n’est pas une lubie d’adulescent en culotte courte. Elle vient d’un peu plus loin.

Si on s’intéresse à l’histoire du cannabis, la question s’inverse. Ce qui étonne n’est pas le choix de légaliser, mais plutôt celui d’avoir criminalisé cette drogue, il y a près d’un siècle. Car c’est la prohibition qui n’aura été qu’une étrange parenthèse de notre histoire.

Cette parenthèse s’ouvre au début du XXe siècle. À l’époque, un vent puritain et raciste souffle sur l’Amérique du Nord.

Les pires rumeurs sur les immigrants chinois se répandent. Ils fument de l’opium, dit-on. Ils deviendraient violents et incontrôlables. C’est ainsi que la Loi sur l’opium est adoptée en 1908 au Canada, pour régler le « problème chinois » – elle facilite leur expulsion.

En 1923, cette loi sera modifiée pour inclure le cannabis. Pourtant, cette drogue restait assez marginale. Pourquoi alors s’en soucier ? Parce qu’on reprenait les peurs américaines. En Californie et dans d’autres États, la marijuana est associée aux Mexicains et aux Afro-Américains. Criminaliser l’herbe aide à mieux se débarrasser des « bruns » et des « noirs ». Le Canada y a vu un beau modèle.

Et les bagarres, accidents de la route et autres méfaits causés par l’alcool ? On s’inquiétait moins quand le trouble venait des p’tits gars de chez nous.

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Après la prohibition, le cannabis restait tout aussi marginal au Canada. Le rock progressif n’existait pas et les fumeurs étaient peu nombreux.

Il faudra attendre la culture hippie pour que la popularité de la drogue explose.

De 1962 à 1968, les condamnations ont bondi de 11 000 % ! Des milliers de jeunes adultes avec un dossier criminel, et donc un avenir compromis, seulement pour avoir grillé un joint. Il y avait un sérieux problème…

Le premier ministre Trudeau père lance alors la commission Le Dain.

En 1972, la majorité des commissaires recommandent de permettre la possession et la culture de cannabis à des fins personnelles, mais d’interdire la vente.

Une des commissaires, la regrettée criminologue Marie-Andrée Bertrand, va plus loin. Elle propose de créer un réseau de distribution et de permettre la possession des autres drogues, comme les « hallucinogènes puissants » et les opiacés. Le gouvernement Trudeau père n’y donnera pas suite.

En 1974, le Sénat revient à la charge avec un projet de loi (S-19) qui décriminaliserait la possession personnelle de cannabis – seule une amende d’un maximum de 5000 $ serait imposée. Mais là encore, le texte meurt au feuilleton.

Au milieu des années 70, la mode vire à la répression. Aux États-Unis, le président Nixon a lancé sa « guerre à la drogue », qui sera reprise la décennie suivante par son successeur Reagan. Le Canada s’y rallie, du moins d’un point de vue juridique, en signant en 1988 une nouvelle convention internationale de l’ONU contre « le trafic illicite de stupéfiants », qui s’ajoute à celle de 1961.

Mais à nouveau, des politiciens et juristes constatent l’échec de la prohibition. Ils reviennent à la charge pour adoucir les lois.

En 2001, le cannabis médical est légalisé au Canada, et la prohibition à des fins récréatives est dénoncée. Il y a eu le rapport du sénateur Nolin, qui a proposé la légalisation en 2002. Il y a aussi eu la dissidence en 2003 d’un trio de juges de la Cour suprême (LeBel, Deschamps et Arbour) qui remettaient en question la prohibition. Et enfin, il y a eu la tentative avortée du gouvernement Martin de décriminaliser la possession de petites quantités de cannabis.

Mais cet élan se brise quand les conservateurs prennent le pouvoir en 2006. Stephen Harper imposait la loi et l’ordre, au même moment où cette approche était décrédibilisée à l’international.

Cette remise en question culmine en 2011 avec la spectaculaire volte-face de la commission sur la politique des drogues de l’ONU.

Le message de la commission : la prohibition est absurde. Elle emprisonne des malades, tue des innocents et gaspille des milliards en répression policière. Tout cela pour strictement rien, car les gens consomment encore. Ce mea culpa était signé entre autres par des anciens chefs d’État de plusieurs pays (Mexique, Brésil, Colombie, Grèce), des responsables des administrations Nixon et Reagan ainsi que des juges (dont Louise Arbour) et Kofi Annan.

Cela nous ramène à 2018. Il est vrai que le Canada devient le second pays, après l’Uruguay, à légaliser le cannabis. Mais M. Trudeau est moins seul qu’on le prétend – neuf États américains ont déjà fait la même chose, et d’autres suivront sans doute.

Ce virage, de plus en plus de Canadiens étaient prêts à le prendre. Mais cela n’enlève rien au mérite du gouvernement Trudeau d’avoir eu l’audace d’aller jusqu’au bout.

Maintenant, passons aux autres dossiers…

Le premier colon et le cannabis

L’histoire de la plante chez nous remonte à loin. Le tout premier colon, Louis Hébert, l’utilisa dès 1606. Il s’intéressait toutefois plus à sa fibre. Sous le Régime français, le chanvre devint la première culture subventionnée. Quant au roi James, il interdisait même aux colons anglais… de ne pas en cultiver !

Au XIXe siècle, le cannabis quitte les champs pour entrer dans les pharmacies. Des préparations de ce remède se vendaient librement. La demande pour ces concoctions finira toutefois par être étouffée entre autres par le scepticisme des médecins.

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