Chronique

Oui, on peut se moquer de la religion

Le projet de loi libéral contre les discours haineux n’est pas seulement inutile, il risque d’être absolument néfaste.

Celui qui l’a le mieux démontré n’est pas Julius Grey mais l’imam Salam Elmenyawi. « Vous pouvez m’insulter, moi, mais n’insultez pas ma religion », a dit le représentant du Conseil musulman de Montréal en commission parlementaire jeudi. L’homme réclame qu’on rende illégal de se moquer des religions.

Qu’est-ce qu’une insulte, au fait ? Une moquerie ?

Si tel était le cas, il faudrait sans doute construire de nouvelles prisons pour loger les humoristes – ou tous ceux qui, convaincus de la supériorité de leur religion, ou athées, attaquent celle des autres.

Le projet de loi 59 ne va pas jusque-là. Mais il entend permettre à la Commission des droits de faire enquête pour des cas de discours haineux ou de discours qui incitent à la violence. Les contrevenants s’exposent à une peine minimale de 1000 $ et un maximum de 20 000 $ en cas de récidive.

Pourtant, inciter publiquement à la haine, fomenter la haine contre un « groupe identifiable » est déjà un crime punissable de deux ans de prison au Canada. Comme c’est une exception à la liberté d’expression, et comme c’est un crime, la preuve doit être très forte, les cas, très clairs.

À la demande de la Commission québécoise des droits, inquiète du harcèlement sur l’internet, le gouvernement Couillard veut créer une infraction civile équivalente, qui rendrait plus faciles les condamnations.

On devine que les plaintes proviendraient précisément de gens qui, comme M. Elmenyawi, ne tolèrent pas les moqueries, de gens ultra-sensibles à la critique ou de gens qui voudraient qu’on incorpore dans les lois civiles les principes sacrés de leur religion.

Dans un pays laïque, l’État ne doit favoriser aucune religion et, de leur côté, les individus doivent accepter une diversité de points de vue religieux – ou areligieux. Ce qui veut dire accepter des discours désagréables, choquants, blessants même – dans les limites déjà prévues par la loi.

Les limites actuelles suffisent et je ne vois pas pourquoi on enverrait à une commission déjà empêtrée dans les délais le soin de faire des enquêtes qui relèvent de la police.

Le projet de loi va jusqu’à dire que si l’on craint pour « la vie, la santé ou la sécurité d’une personne » membre d’un groupe visé par des propos haineux, la Commission peut s’adresser à la Cour pour faire cesser ces propos.

Euh, pardon ? Si la vie de quelqu’un est menacée par des propos haineux, il y a urgence. Et quand il y a urgence, le dernier endroit conseillé est la Commission des droits ! Il y a la police, pour ça.

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Il existe dans notre Code criminel une relique du passé qui s’appelle le « libelle blasphématoire ». Ce crime, punissable par un maximum de deux ans d’emprisonnement, visait les offenses faites à l’Église officielle – anglicane ou catholique.

Il est tombé en désuétude, mais dans la première moitié du XXe siècle, il a donné lieu à plusieurs procès. Victor Sterry, un athée de Toronto membre de la « Rationalist Society », a été condamné à deux mois de prison en 1927 pour un texte où il ridiculisait les croyances religieuses et la Bible comme des tissus de superstitions. Il faut relire les commentaires outrés de l’avocat de la poursuite, pour qui la société tout entière s’écroulerait dans un monde sans Dieu : tous les crimes seraient permis, les gens courraient nus dans les rues, bref ce serait le chaos, et pour éviter cela, il faut emprisonner ceux qui se moquent de la religion !

Au Québec, on ne compte plus le nombre de procès intentés contre des témoins de Jéhovah. Le groupe s’en prenait en particulier à la religion catholique et à l’alliance « impie » de l’Église avec le pouvoir politique et économique. Ils attaquaient le catholicisme, les prêtres, les juges, etc. La plupart gagnaient leur procès, mais parfois au terme de procédures interminables et ruineuses. Les derniers ont eu lieu dans les années 50.

C’est à cette époque que la Cour suprême a écrit, notamment à l’intention de Maurice Duplessis, que « la liberté de pensée et de parole et les désaccords en matière d’idées et de croyances sur tous les sujets concevables font partie de l’essence même de notre vie ».

C’est pourquoi il faut le moins de lois possible pour essayer vainement de contrôler toutes les paroles désagréables, inciviles, profondément stupides – même si, j’avoue, ça pleut ces temps-ci.

Non seulement on n’en a pas besoin, mais on encouragerait la frilosité et la susceptibilité, deux trucs assez malsains dans le discours public.

Eh oui, dans ce pays, on peut se moquer même de la religion. L’affaire est entendue depuis 75 ans.

Et au cas où on ne l’aurait pas noté, la liberté de religion et la liberté d’expression sont côte à côte, collées-collées dans le même article de la Charte des droits. Comme mariées indissolublement.

À défaut de s’aimer passionnément, faut qu’elles apprennent à s’endurer.

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