Chronique

Veuillez faire votre crise plus tard

Les centres de crise, vous connaissez ? Ce sont des organismes communautaires, aussi précieux que méconnus, qui, comme leur nom l’indique, offrent des services d’intervention de crise, 24 heures par jour, sept jours sur sept.

Émilie Robitaille n’en avait jamais entendu parler avant de s’y retrouver un jour d’hiver. La jeune femme de Saint-Jérôme, suivie pour un stress post-traumatique à la suite d’une agression, était en pleine crise suicidaire. Elle a demandé de l’aide à sa sexologue et psychothérapeute, qui l’a rapidement dirigée vers le centre de crise Le Soleil levant, à Sainte-Thérèse. « J’étais rassurée de savoir qu’un tel endroit existait. Les gens y sont très accueillants. Ils m’ont été d’un soutien extraordinaire. »

Ce qu’Émilie ignorait, c’est que, parfois, il ne suffit pas d’être en crise pour avoir une place au centre de crise. Il faudrait idéalement faire sa crise au bon moment et dans la bonne région… Car, faute de ressources suffisantes, il arrive que ces centres, malgré toute leur bonne volonté, peinent à répondre à la demande.

C’est la situation absurde dans laquelle s’est retrouvée Émilie l’an dernier, alors qu’elle était hantée par des idées suicidaires, liées à son état de stress post-traumatique.

En résumé : Émilie avait 20 ans lorsqu’une nuit sa vie a basculé. Elle était en voyage au Kenya. Des hommes sont entrés dans sa chambre d’hôtel. Ils l’ont attaquée. Depuis, ça tourne en boucle dans sa tête jour et nuit. Comme si elle se faisait attaquer tous les jours.

« J’ai eu vraiment peur. J’ai eu peur de mourir. Et c’est comme si mes jambes étaient mortes durant cet évènement. »

— Émilie Robitaille

Son état de stress post-traumatique est associé à des troubles dissociatifs et à un trouble de conversion, qui fait en sorte qu’elle n’est plus en mesure de marcher depuis huit ans. Il s’agit d’une forme de trouble somatoforme peu fréquente. Un peu comme si son cerveau, pétrifié par la douleur et la violence de cette nuit traumatique, avait transmis sa souffrance à ses jambes et qu’il faisait tout en son pouvoir pour interrompre le contact avec le monde extérieur.

Après avoir cogné à plusieurs portes depuis huit ans, Émilie a fini par obtenir l’aide dont elle avait besoin, notamment auprès d’un médecin spécialisé en troubles psychosomatiques au public et d’une sexologue et psychothérapeute au privé. Elle est aussi en attente d’une thérapie pour les troubles relationnels pour les traits de personnalité limite qu’on lui a récemment diagnostiqués. Temps d’attente au CISSS des Laurentides : au moins un an, lui a-t-on dit.

Elle travaille très fort pour s’en sortir. Athlète de haut niveau – elle est membre de l’équipe féminine canadienne de parahockey –, elle se soigne aussi par le sport, qui lui permet de retrouver un certain équilibre. Mais ce n’est pas magique pour autant. Dans la dernière année, elle a fait deux tentatives de suicide. La thérapie l’a amenée à reprendre contact avec ses émotions et à brasser des choses difficiles, dit-elle. « C’est positif en bout de ligne, mais cela amène en même temps une souffrance psychologique importante. » Comme lorsqu’on crève un abcès.

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J’en reviens donc au centre de crise, qui avait tant aidé Émilie lors d’un premier séjour, alors qu’elle était en proie à des idées suicidaires. Naturellement, lorsqu’elle a fait une deuxième crise, la seule chose qu’elle voulait, c’était d’être accueillie dans ce même centre, où elle s’était sentie écoutée et en sécurité. C’est d’abord son médecin qui l’y a envoyée. On lui a dit qu’il n’y avait malheureusement pas de place pour elle. Puis, elle a appelé d’elle-même. La réponse était la même. « On m’a dit de rappeler le lendemain… J’avais déjà pris tout mon courage pour appeler une fois. Je ne pensais pas que j’allais être capable de le faire le lendemain. »

Comme Émilie est en fauteuil roulant, cela compliquait encore davantage les choses. Il lui fallait attendre que la seule chambre qui lui soit accessible au centre de crise – celle du rez-de-chaussée – se libère.

Elle s’est terrée chez elle, n’ayant pas la force d’aller aux urgences comme le lui avait recommandé le centre de crise. « Attendre 15 ou 20 heures dans les conditions de notre système de santé… C’est facile de repartir en se disant : bon, ben, ce n’est pas ici que je vais recevoir de l’aide. »

Quatre jours plus tard, ce sont des policiers qui ont frappé à sa porte, alertés par un collègue qui s’inquiétait de ne plus avoir de ses nouvelles. « Les policiers, je leur lève mon chapeau, sont vraiment bien intervenus. »

Ils ont proposé d’accompagner Émilie au CLSC, où une intervenante a pris le relais pour s’assurer qu’elle soit vue rapidement aux urgences. « J’y suis restée 24 heures. Et j’ai ensuite été hospitalisée en psychiatrie. »

L’hôpital a fait une nouvelle demande au centre de crise. Toujours pas de place, au grand désespoir d’Émilie, qui était prête à monter sur les fesses les 15 marches du centre de crise pour pouvoir s’y réfugier.

Finalement, 13 jours plus tard, lorsqu’une place s’est enfin libérée, Émilie avait eu son congé de l’hôpital. La crise s’était heureusement résorbée.

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Ce serait rassurant de penser qu’il s’agit là d’un cas isolé, aucunement représentatif des problèmes d’accès pour des services en santé mentale dans le territoire du CISSS des Laurentides. Ce n’est malheureusement pas le cas. Bon an, mal an, faute de ressources suffisantes, le centre de crise Le Soleil levant se voit forcé de refuser près de 400 demandes d’aide.

« Ça me désole chaque fois, ce genre de situation », dit Marie-Josée Bleau, directrice générale de l’organisme. Jusqu’à tout récemment, Le Soleil levant, avec ses 10 lits, était le seul centre de crise dans la région des Laurentides, précise-t-elle. « On est à Sainte-Thérèse, mais on couvre un territoire qui s’étend jusqu’à Mont-Laurier. Dix lits de crise pour l’ensemble de la région des Laurentides, c’est loin d’être suffisant. » Elle espère que l’ouverture récente d’un nouveau centre de crise à Saint-Jérôme pourra réduire le nombre de refus et de patients envoyés aux urgences.

« Ces centres ont été créés pour désengorger les hôpitaux. Si on engorge les hôpitaux parce que notre centre est complet, il faut se questionner ! »

— Marie-Josée Bleau, directrice générale du centre de crise Le Soleil levant

Plusieurs centres de crise, surtout en périphérie de Montréal, doivent chaque année refuser des gens en détresse, faute de ressources suffisantes. Pour les gens âgés à mobilité réduite ou les personnes en fauteuil roulant, comme Émilie, les problèmes d’accès sont décuplés. « Avec le vieillissement de la population, c’est un enjeu de préoccupation pour nous. Car la majorité des centres de crise ne sont pas accessibles », souligne Roxane Thibeault, présidente du Regroupement des services d’intervention de crise du Québec.

Même si on s’assure de toujours rediriger les gens en détresse vers d’autres ressources, la situation demeure parfaitement inacceptable, souligne Marie-Josée Bleau. « On a déjà dû refuser l’accès à une personne paraplégique, en fauteuil roulant, et qui nous avait écrit une lettre dénonçant cette situation qu’on déplorait tout autant. »

Après avoir reçu cette plainte, le centre de crise avait fait ses devoirs pour voir comment il pourrait rendre ses locaux accessibles. « On a dépensé plusieurs milliers de dollars pour avoir un rapport d’architectes qui estimait le coût des travaux pour avoir des rampes d’accès à l’avant et à l’arrière. Il nous fallait plus de 40 000 $ de subventions pour nous rendre conformes. »

Incapable d’obtenir des subventions suffisantes pour y arriver, l’organisme a dû mettre le projet en veilleuse. « Nos intervenants sont payés 16,38 $ l’heure. On a des problèmes de recrutement parce qu’on n’arrive pas à être compétitifs… Le projet n’est pas aux oubliettes. Mais on est en attente du financement pour pouvoir adapter nos locaux et avoir plus qu’une chambre accessible. »

Que prévoit-on faire pour améliorer l’accès aux centres de crise ? Au cabinet de la ministre Danielle McCann, on se dit sensible à ces enjeux, mais incapable pour le moment de répondre avec précision à la question. « On est en train de travailler pour voir ce qu’on peut faire en santé mentale pour aider le réseau et avoir des ressources mieux ciblées, me dit l’attaché de presse de la ministre. On est conscient qu’il faut en faire plus, car c’est le parent pauvre de la santé. On ne va pas attendre le prochain plan d’action pour agir. »

C’est le souhait le plus cher d’Émilie, qui ne voudrait surtout pas que son témoignage décourage des gens en détresse d’aller chercher de l’aide. « Il faudrait qu’on arrête de penser que c’est un signe de faiblesse de demander de l’aide. Au contraire, c’est une force. J’aimerais que les gens n’hésitent pas à le faire. Et qu’il y ait une réponse quand ils le font. C’est l’essentiel. »

BESOIN D’AIDE ?

Si vous avez besoin de soutien ou avez des idées suicidaires, vous pouvez composer le numéro sans frais suivant pour parler à quelqu’un :

1 866 APPELLE (1 866 277-3553).

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