Affaire Salvail

Petite histoire d’un scoop

La chute brutale de l’animateur Éric Salvail, accusé d’inconduites sexuelles, a frappé l’imaginaire québécois en 2017. Le reportage qui a démarré « l’affaire Salvail » a été l’un des plus lus de l’histoire de La Presse : au total, on estime que 2 millions de personnes ont lu l’article, toutes plateformes combinées. Notre journaliste vous raconte le making of d’un scoop mémorable.

Novembre 2014 PROLOGUE

Nous sommes en pleine tourmente #agressionnondénoncée. Partout, sur Twitter, des femmes font l’équivalent d’un coming out : elles aussi ont été agressées ou harcelées sexuellement. À l’époque, une brigade de plusieurs journalistes est formée. Nous parlons à de nombreuses femmes, certaines connues. Elles acceptent souvent de raconter leur histoire, mais ne dévoilent pratiquement jamais le nom de leur agresseur. Nous publions certaines histoires, dont la plupart se déroulent dans le monde politique. À travers les branches, nous entendons dire que des situations d’abus se déroulent également dans le monde artistique. Le nom d’Éric Salvail fait surface. On me raconte une histoire qui me semble difficile à croire : Salvail aurait exhibé ses parties intimes pratiquement au visage d’une recherchiste. Je passe plusieurs jours à essayer de joindre des gens, sans succès. Dans plusieurs cas, on ne me rappelle même pas.

12 octobre 2017 CHAPITRE 1

Je suis dans le stationnement de mon supermarché. Je m’apprête à sortir de l’auto pour aller y flamber une fortune – j’ai trois ados à la maison – quand mon téléphone sonne. C’est la patronne de la section des Arts, Anabelle Nicoud. Il y a une semaine, le scandale Harvey Weinstein a éclaté aux États-Unis, dans les pages du New York Times. Anabelle m’indique qu’une source pointe sur un possible Weinstein québécois : Éric Salvail. « Je me souviens que tu avais travaillé sur ce cas à l’époque. Est-ce que tu veux reprendre le dossier ? », me demande-t-elle. J’accepte, à la condition qu’un journaliste de la section culturelle y travaille avec moi. Stéphanie Vallet a déjà commencé à faire des appels. À compter du lendemain, elle et moi formerons une équipe soudée.

13 octobre 2017 CHAPITRE 2

Un journaliste d’une autre section me contacte. Un de ses amis qui travaille dans le monde culturel a appris que nous travaillions sur Salvail. Diable, les nouvelles vont vite ! Cette personne, me dit-on, a vécu une expérience difficile avec l’animateur et serait prête à en parler. Je le contacte rapidement. À mon immense surprise, il me raconte que l’animateur, au terme de semaines d’allusions lourdes à son endroit, a fini par exhiber son sexe dans une réunion en lui faisant une proposition d’ordre sexuel. Après un moment de malaise, Salvail a remballé la chose… et la réunion s’est poursuivie. Ce témoignage me laisse pantoise. Comment un personnage aussi connu dans le showbiz québécois peut-il s’exposer ainsi ? Tout de suite, je vais revoir le collègue qui m’avait raconté l’histoire du pénis exhibé au visage d’une recherchiste. Il promet de m’aider… et tient parole, puisque je recueille ce nouveau témoignage dans les heures qui suivent. On dirait bien que l’affaire Weinstein, couplée au mot-clic #moiaussi, a fait sauter le barrage auquel je m’étais butée il y a trois ans.

De son côté, Stéphanie a joint plusieurs personnes du monde culturel, dont nous avions entendu dire qu’elles avaient été victimes de l’animateur. Certaines d’entre elles acceptent de parler, à la stricte condition que leur nom ne soit jamais révélé. Mais plusieurs refusent carrément. « J’ai peur », dit l’une de ces personnes. Les témoins sont manifestement inquiets de l’impact que pourrait avoir une possible publication sur la poursuite de leur carrière dans le – très petit – milieu de la télé québécoise. Stéphanie confesse plusieurs témoins qui ont travaillé à Occupation double sous la gouverne de Salvail. La configuration de l’émission, dans une maison privée où dormait l’animateur, semble avoir mené à moult dérapages.

Ce jour-là, nous recueillons les témoignages à un rythme d’enfer. Les histoires d’horreur se succèdent. Une liste de noms de témoins interviewés se constitue, avec un code de couleur. En vert : témoignage recueilli. En jaune : en voie d’être recueilli. Et en bleu, témoignage à visage découvert. Pour l’instant, c’est le bleu qui nous manque.

La récolte de la journée culmine avec celle d’un récit important : on me raconte l’histoire d’un maquilleur, qui travaille désormais à Los Angeles, qu’Éric Salvail aurait fait venir à son domicile pour des motifs professionnels et qui l’aurait reçu à demi nu.

15 octobre 2017 CHAPITRE 3

C’est dimanche, je suis attablée avec ma famille pour souper. Soudain, je reçois un texto. C’est Marco Berardini, le maquilleur. Je lui réponds tout de suite. Il désire me parler. Je m’assois quelques minutes. Je sais que ce coup de téléphone sera déterminant. De ce qu’on m’en a dit, ce témoignage pourrait être choquant, et solide. Marco Berardini ne travaille plus au Québec : il pourrait donc parler à visage découvert, car il n’a plus à craindre des représailles de Salvail.

Au téléphone, Marco Berardini a beaucoup de questions. Combien de personnes nous ont parlé ? Le font-elles à visage découvert ? Pourrait-il faire l’objet de poursuites ? La réponse est oui, même si le risque est faible. Les gens qui s’estiment victimes de diffamation poursuivent généralement le média qui a publié une nouvelle. Doit-il absolument donner son nom ? C’est là que la réponse est délicate. Je dois lui indiquer que tous nos témoins parlent sous le couvert de l’anonymat, mais tenter de le persuader, lui, de le faire à visage découvert. Mon argument massue : votre témoignage « on the record », c’est probablement ce qui va faire la différence entre une publication… ou pas de publication du tout. L’argument porte. Marco Berardini me demande alors de quand datent les témoignages recueillis. Ils vont de 2002 à 2016. Il me dira plus tard que c’est cela qui l’a convaincu : les comportements de harceleur de Salvail duraient toujours. Et il avait fait plusieurs autres victimes.

16 octobre 2017 CHAPITRE 4

11 h 08. Je reçois un texto de Marco. « J’ai décidé, Katia. Si vous trouvez que ce que j’ai à dire est intéressant, vous pouvez me nommer. » Il me fixe un rendez-vous téléphonique deux heures plus tard. En décrochant le téléphone, je sens mon cœur battre à toute allure. Cette entrevue est très importante. Elle se déroule à merveille.

Au milieu de l’après-midi, j’appelle Éric Salvail sur son cellulaire. Je lui explique le sujet de l’article. Il se dit « décontenancé » par les allégations. Par texto, un peu plus tard, il me fixe rendez-vous le lendemain matin dans un bureau d’avocats.

Jusqu’à 20 h le lendemain, soit la veille de la parution de l’article, Stéphanie ne cessera de recueillir de nouvelles histoires. La dernière qu’elle trouvera est celle d’un homme très proche de Salvail pendant des années, et qui dit l’avoir averti à de nombreuses reprises des risques de ses comportements. Au total, en cinq jours, nous aurons parlé à une quarantaine de personnes.

17 octobre 2017 CHAPITRE 5

Je suis assise au bureau de Me Jacques Jeansonne, l’avocat d’Éric Salvail. Il y a une demi-heure que je suis là, et l’entrevue n’a pas encore commencé. Me Jeansonne pose beaucoup de questions. Tellement, en fait, que je décide de faire venir l’avocat de La Presse, Patrick Bourbeau, pour y répondre. Au terme d’un échange de près d’une heure, Éric Salvail décline finalement notre demande d’entrevue.

De retour à La Presse, la rédaction du texte commence. Elle se poursuivra jusqu’en soirée. Au total, trois versions du texte seront écrites et scrutées à la loupe par les patrons, les avocats, les réviseurs et les pupitreurs.

18 octobre 2017 CHAPITRE 6

Ni Stéphanie ni moi n’avons très bien dormi cette nuit-là. Je suis debout à l’aube, dès la parution de l’article dans La Presse+. Environ une heure plus tard, les demandes d’entrevue commencent à rentrer en provenance des stations de radio. Très tôt, c’est la bannière Rouge qui réagit la première en enlevant la photo d’Éric Salvail de son site web. D’autres diffuseurs emboîtent rapidement le pas. En fin de matinée, Éric Salvail publie lui-même un mot sur Facebook admettant certains faits. En l’espace de sept petites heures, le monde de l’animateur s’est écroulé.

ÉPILOGUE

Dès la parution de l’article, Stéphanie et moi sommes inondées de courriels. D’innombrables autres témoignages sur Éric Salvail, mais également sur d’autres personnalités. Dans nos boîtes de courriel, sur Twitter, sur Facebook, nous sommes face à un véritable tsunami de dénonciations. Le soir même, l’affaire Gilbert Rozon éclate. Un autre pilier du monde du showbiz québécois vient de tomber.

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