Répertoire

La deuxième vie de Martha Graham

Figure de proue de la danse moderne, l’Américaine Martha Graham (1894-1991) a marqué son art par son approche gestuelle unique – dont la technique est encore enseignée aujourd’hui. Mais depuis sa mort, sa compagnie a dû redéfinir son identité tout en conservant son riche héritage. Alors que la troupe est de passage à Montréal pour la première fois depuis 1989 avec Répertoire, un amalgame de six pièces, La Presse a discuté avec la directrice artistique de la troupe, Janet Eilber.

La dernière fois que la compagnie est venue à Montréal, Martha Graham, 93 ans, était toujours en vie. Une collaboratrice de La Presse s’était rendue à New York pour la rencontrer. Mme Graham avait eu cette réflexion intéressante sur son travail : « On ne m’a pas toujours comprise, mais on ne m’a jamais rejetée. »

Ah ! Ceci dit, il est arrivé que des gens la rejettent [rires] ! Particulièrement au début de sa carrière. Mais il y avait toujours, du même souffle, des personnes qui la découvraient et appréciaient son travail, et c’est ce qui la motivait. Elle disait toujours : « S’il y a une personne dans le public qui me comprend, c’est une raison pour moi de continuer ! »

Vous êtes directrice artistique de la compagnie depuis 2005, mais vous avez auparavant dansé pour Martha Graham, n’est-ce pas ?

Oui, j’ai été interprète pour la compagnie durant toutes les années 70, puis j’ai arrêté, le temps de fonder une famille, et j’ai aussi travaillé en cinéma et en télévision.

Depuis votre arrivée à la tête de la compagnie, vous lui avez donné une nouvelle direction. Pourquoi ce changement de cap s’imposait-il ?

Quand j’ai été embauchée, la compagnie était mal en point, grugée par les dettes et venait de sortir d’un long procès. Plusieurs danseurs étaient partis. Les temps étaient durs. J’ai dû me demander : « Qui se préoccupe encore de la Martha Graham Dance Company ? Et pourquoi devrait-on s’en soucier ? »

Pourquoi, selon vous ?

Martha Graham est une artiste marquante du XXe siècle ; elle a créé de vrais chefs-d’œuvre. Ce sont des œuvres artistiques profondes, émouvantes, comme le sont celles de Picasso ou de Matisse en peinture. C’était aussi une femme forte, très en avance sur son temps, qui aimait provoquer, aller là où on ne l’attendait pas. Il fallait donc trouver des façons d’intéresser un nouveau public à son œuvre, en posant un regard nouveau, rafraîchi, sur son travail.

Quelle a été votre approche afin d’y arriver ?

En permettant notamment à des créateurs de s’inspirer de son œuvre, avec les Lamentation Variations. Cette initiative est née un soir de première, le 11 septembre 2007. Afin de souligner cette journée, nous avions invité trois chorégraphes à créer, sous quelques contraintes, une courte chorégraphie inspirée d’un film où on voit Martha Graham danser son solo iconique des années 30, Lamentation. Les trois œuvres magnifiques présentées ce soir-là étaient liées de si près à notre héritage que nous avons décidé de poursuivre l’aventure. À ce jour, nous avons 14 variations à notre programme ; trois seront présentées à Montréal, dont le duo par la Canadienne Aszure Barton, qui faisait partie du programme original de 2007.

Vous reprenez aussi des classiques de la chorégraphe, comme Chronicle, une pièce politique créée en 1936 en réponse à la montée du fascisme en Europe. Pourquoi croyez-vous que les pièces de Graham sont encore pertinentes aujourd’hui ?

La révolution de Martha Graham a été d’aller à l’essence des choses, en dépouillant ses œuvres au maximum, pour mettre de l’avant le mouvement seul, qui devenait expression et abstraction pure. Son œuvre est ancrée dans le modernisme, et c’est pour cela qu’elle n’est pas devenue vieux jeu. Chronicle était une réponse à l’oppression : en 1936, c’était le fascisme, mais cet automne, alors que nous étions en répétition et que le mouvement #metoo a commencé, cette danse évoquait tout à coup une oppression bien de notre temps [NDLR : la distribution de Chronicle est entièrement féminine].

Un de vos défis est de travailler avec un répertoire immense, mais pour lequel les archives ne sont pas toujours disponibles, les premières créations de Graham remontant aux années 20. Comment arrivez-vous à faire revivre son travail dans ces conditions ?

En effet, pour plusieurs créations, nous n’avons pas beaucoup d’archives, alors on les « réimagine » à partir du matériel disponible. Pour le solo Ekstasis, créé en 1933 et qui sera présenté à Montréal, nous avions seulement quelques photos et certains écrits de Martha. Elle y discute de l’importance de ce solo, comment elle y a découvert le torse, et sa relation avec les hanches, les épaules, le pelvis… Ce solo, réimaginé par Virginie Méchène, explore donc l’articulation du torse, un élément qui deviendra fondamental dans la technique Graham.

La création de nouvelles pièces est aussi importante pour diversifier votre répertoire. Comment choisissez-vous les chorégraphes qui collaborent avec la compagnie, comme Sidi Larbi Cherkaoui avec Mosaic, qui sera présenté à Montréal ?

Nous avons pris l’habitude d’élaborer un thème pour chaque saison, ce qui nous permet à la fois de revisiter certaines œuvres de Martha et de mandater des chorégraphes afin de créer des pièces en résonance avec ce thème. Notre thématique actuelle, « Sacred Profane », nous a amenés à nous intéresser à des pièces de Martha axées sur le rituel et le sacré et à demander à Sidi Larbi Cherkaoui de signer une chorégraphie en ce sens. Mosaic s’intéresse à la musique sacrée du Moyen-Orient, et de toutes ces cultures, qu’il rassemble toutes dans cette mosaïque culturelle, où la diversité crée l’identité.

Au Théâtre Hector-Charland, à L’Assomption, aujourd’hui ; au Théâtre Maisonneuve du 22 au 24 février, dans le cadre de Danse Danse.

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