Chronique

On a déjà joué dans le film (et ce n’était pas drôle)

Le Cirque du Soleil ne nous appartient plus. Il a été vendu à 80 % à des intérêts étrangers. La mythique compagnie de danse d’Édouard Lock, La La La Human Steps, a cessé ses activités en évitant de justesse la faillite. Carbone 14, troupe de théâtre qui a été notre ambassadrice sur les scènes du monde, n’existe plus elle non plus. Le Festival des films du monde est en phase terminale. Et voilà que le festival Juste pour rire et son pendant anglo Just For Laughs, qui ont fait de Montréal la capitale universelle de l’humour tout en rapportant annuellement des millions en retombées, sont sur le point de passer à la trappe.

Vous me direz, comme l’ont dit les 850 humoristes (je sais, j’exagère) sur le plateau de Tout le monde en parle, que tout cela, c’est la faute à Gilbert Rozon, qu’il avait juste à ne pas trahir leur confiance collective.

Désolée de briser la belle unanimité qui s’élève du milieu de l’humour et qui a contaminé au moins deux ministres en mal de capital de sympathie – Dominique Anglade et Mélanie Joly, pour ne pas les nommer –, mais Juste pour rire, ce n’est presque plus Gilbert Rozon. Ça, c’est la première chose. Il a quitté le bateau. Son nom a été effacé des murs, sa statue, déboulonnée et son entreprise, mise en vente.

Il est parti, mais en laissant derrière lui une équipe, une infrastructure et une expertise qui n’a cessé de croître au cours des 30 dernières années.

Trente années dans la vie d’une entreprise, c’est une richesse inestimable.

Facteur encore plus important, même si Rozon a bâti cet empire, il l’a fait en grande partie avec des fonds publics. Par conséquent, Juste pour rire, ça nous appartient autant qu’à lui, et même si une vente éventuelle va l’aider à empocher quelques millions, ce n’est pas une raison pour tout foutre en l’air et tout saborder. Surtout si on le fait au nom d’une hypothétique et improbable coopérative d’humoristes aux ego surdimensionnés, subitement convertis aux vertus d’un simili-communisme.

Car si je les ai bien compris, dans leur nouvelle coopérative de l’humour pur et équitable, les humoristes veulent tous être payés au même salaire. Malgré les inégalités de leurs succès et de leurs revenus respectifs ? Vraiment ?

S’il ne s’agit pas d’une blague, alors permettez-moi de douter du bien-fondé de cette entreprise aux airs de mutinerie et cautionnée par deux ministres qui ne veulent surtout pas rater le train de la démagogie.

Avant d’aller plus loin, revenons quelques minutes en arrière et revoyons le film du dernier sabordage de festival. C’était en 2005 et les bailleurs de fonds du gouvernement en avaient soupé de Serge Losique et de ses manières, décriées dans un rapport accablant de Secor. Un appel d’offres a été lancé. C’est Spectra qui a remporté la mise. Un nouveau festival a vu le jour à l’automne 2005, avant de mourir de sa belle mort après sa première édition, non sans avoir englouti, dans l’exercice, 5 millions en fonds publics.

Voulons-nous vraiment rejouer dans ce film-là ? Voulons-nous vraiment démolir à coups de pics et de pelles une entreprise qui, sans en avoir le statut, est une institution culturelle à sa manière ?

Le Festival des films du monde a été créé en 1977, six ans avant Juste pour rire. Ses heures de gloire ont duré une quinzaine d’années avant que s’amorce un déclin, accéléré par la montée fulgurante du Festival of Festivals de Toronto, devenu depuis le TIFF.

Or, ce que Toronto nous a dérobé sur le front cinématographique, Montréal l’a rattrapé au centuple avec Juste pour rire et encore davantage avec Just For Laughs. Pour tout dire, ce que le TIFF a accompli avec les stars américaines qui se bousculent sur ses tapis rouges, Just For Laughs l’a reproduit en humour en attirant les plus grandes pointures internationales de l’humour à Montréal.

Or, pas besoin d’être un expert comptable pour comprendre que si les gouvernements – dans ce cas-ci Tourisme Québec et Tourisme Canada – se mettent à subventionner la coopérative d’humoristes plutôt que Juste pour rire, l’entreprise sera déstructurée et fragilisée. Pas juste dans son volet francophone. Dans son ensemble. Ce qui revient à dire que si Juste pour rire vacille, Just For Laughs va vaciller à son tour. Advenant un tel scénario, la tentation sera forte de déménager Just For Laughs à Toronto, une ville où l’argent pousse presque sur les arbres et qui, trop heureuse de planter Montréal, ne manquera pas d’accueillir ce festival à bras ouverts.

Tout cela pourquoi ? Parce qu’une bande d’humoristes voulaient punir leur ex-mentor et refusaient de comprendre que c’est au système de justice et non à eux qu’incombe cette tâche.

Mon conseil aux humoristes : qu’ils laissent la justice aux juges et la politique… à Valérie Plante. Notre vaillante mairesse en a effet déclaré hier que Montréal avait besoin d’un festival de l’humour fort : en anglais et en français. Autrement dit : elle non plus ne veut pas que Montréal rejoue dans un vieux film qui finit mal. Impossible de ne pas lui donner raison. 

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