ANALYSE

Un choc pour l’industrie

Sans précédent à Québec, le drame survenu dimanche a fait renaître une controverse qui est, elle, récurrente. Les stations de radio privées, qui font leur beurre du débat identitaire, ont-elles contribué à nourrir, à faire germer ce sinistre projet dans l’esprit vulnérable du jeune suspect Alexandre Bissonnette ?

Dans une intervention remarquable, hier matin, Sylvain Bouchard a fait un mea-culpa inattendu sur les ondes du FM93. « Je le reconnais, j’ai erré ! On aurait dû plus parler de cette religion-là ! », a souligné l’animateur, habituel boutefeu de la station de Cogeco. « Les musulmans d’ici sont pacifistes », a-t-il ajouté.

Dans la foulée de la tuerie, l’animateur-vedette a fait un constat embarrassant : les répertoires téléphoniques de ses recherchistes ne contenaient aucune coordonnée pour joindre les leaders de cette communauté musulmane, pourtant importante, active et visible à Québec. « Cela n’arrivera plus », a-t-il promis, les porte-parole de cette communauté auront désormais droit de cité. Les réflexes du debater n’étaient pas loin, toutefois : « Bissonnette n’est pas un vrai Québécois ! »

Le Québec des radios est sous le choc. Bien sûr, le drame de dimanche est un traumatisme pour une industrie qui a toujours joué sur la mince frontière des réflexes identitaires. Mais, au lendemain de l’attentat, le bouchon a sauté quand un expert fréquemment invité par RDI, Michel Juneau-Katsya, a soutenu que certains animateurs de la radio de Québec avaient « du sang sur les mains ». « Je n’ai pas dit qu’un commentateur a commandé cette tuerie, mais quelque part, on a la responsabilité commune de faire attention à nos critiques », a expliqué l’ex-agent du Service canadien du renseignement de sécurité sur les ondes de CHOI-Radio X. 

Taillefer, Radio-Canada, musulmans

Déjà, dimanche, la semaine s’annonçait difficile pour les animateurs de Québec. À l’émission Tout le monde en parle, Alexandre Taillefer s’en est pris violemment à Jeff Fillion, le plus controversé des animateurs de Québec. « C’est un personnage vraiment détestable. C’est quelqu’un qui m’a pris comme tête de Turc. C’est un gars qui est vraiment méchant », a affirmé l’homme d’affaires, qualifiant de « moron, d’imbécile et d’analphabète de l’économie » l’incendiaire Fillion.

Il y a un peu plus d’un an, le fils d’Alexandre Taillefer s’est donné la mort. Son père avait indiqué que l’adolescent avait donné des signes de son désarroi sur un site de jeu vidéo appartenant à Amazon. Jeff Fillion, dans un tweet, avait ridiculisé le père éploré. « C’est la faute à Amazon. Alexandre Taillefer parle avec émotion de la mort de son fils. » Fillion avait perdu son emploi à Énergie et est revenu à CHOI en août dernier. 

Cette semaine, il disait envisager une poursuite contre Taillefer, Guy A. Lepage et Radio-Canada. En novembre dernier, dans un entretien avec Adrien Pouliot, homme d’affaires libertarien, Fillion résumait son opinion sur l’immigration musulmane. 

« On est prêts à rentrer du monde qui ont pas nos valeurs, qui sont pas les nôtres, des gens qui ont aucune considération pour les femmes. Ils ont une fixation maladive sur une religion qui est maintenant interprétée de mauvaise manière. On est à leurs yeux des infidèles. Pourquoi on les accueille ici ? C’est quoi, cette affaire-là ? »

— Jeff Fillion, en novembre dernier

Hier, Fillion, comme Bouchard d’ailleurs, n’a pas rappelé La Presse. Mais son intervention du matin était loin de l’acte de contrition de son concurrent.

Bissonnette est « un ti-cail de Cap-Rouge », le drame de la mosquée « est un carnage atroce », a convenu Fillion, avant de s’en prendre « aux prima donna », les journalistes qui sont accourus pour couvrir l’événement dimanche et qui, par leur insistance, ont « contaminé » une scène de crime. Un évident règlement de comptes avec un chef d’antenne de Québec, qui aurait « essayé de jouer au king ! » Dans la fébrilité du direct, dimanche, Pierre Jobin, de TVA, avait évoqué la responsabilité de la radio privée de Québec dans la montée de l’intolérance.

Une « atmosphère sournoise » à Québec

La radio nourrit-elle le radicalisme ? Lundi, un des leaders de la communauté musulmane, Mohamed Ali Saïdane, au Québec depuis 30 ans, déclarait sans détour : « Chaque fois que je monte dans l’autobus, le chauffeur écoute ces radios. J’entends des propos qui méprisent ma communauté. » Une femme voilée qui se fait cracher dessus dans un lieu public, une tête de porc dans un paquet cadeau à la porte de la mosquée, une bannière hostile aux immigrants : il y a une « atmosphère sournoise » à Québec, a soutenu M. Saïdane.

Un ami de la victime Khaled Belkacemi, Toufik, un chauffeur de taxi, n’était pas tendre à l’endroit des stations de Québec. «  Ce sont les radios poubelles qui pompent les gens à bloc contre les immigrants et qui poussent les gens à nous voir comme des personnes différentes  », s’insurge-t-il.

Il y a longtemps que la radio privée à Québec nourrit la méfiance, à l’endroit des étrangers comme à l’endroit des politiciens, d’ailleurs. Lors de l’enquête Scorpion sur la prostitution juvénile, en 2002, certains animateurs avaient entretenu un climat de suspicion malsain. Le maire de Québec à l’époque, Jean-Paul L’Allier, avait même dû faire une déclaration publique pour établir qu’il n’avait rien à voir avec cette affaire pour stopper les insinuations distillées en ondes.

Lundi soir, lors du rassemblement à Sainte-Foy, non loin des lieux du drame, le maire Régis Labeaume a montré du doigt non pas les animateurs, mais les propriétaires de ces stations. 

« Nous allons vivre ce deuil avec nos concitoyens musulmans. Nous allons vivre nous-mêmes ce deuil. Espérons peut-être qu’une des conséquences, ce sera de rejeter ceux et celles qui s’enrichissent avec la haine. » — Régis Labeaume, maire de Québec

M. Labeaume avait déjà visé les propriétaires de stations ; il avait poursuivi Cogeco parce que Sylvain Bouchard avait laissé entendre que la Ville de Québec avait toléré la collusion dans l’attribution des contrats publics. Une poursuite de 1 million jugée finalement « abusive » l’an dernier par la Cour supérieure.

Dans son rapport, controversé, sur le phénomène des radios privées à Québec, l’ex-journaliste Dominique Payette constatait : « Il faut bien appeler un chat un chat. On peut bien parler d’intimidation, de plaisanteries douteuses, de propos dévalorisants, ou même de comportement adolescent, la force de frappe des radios de Québec et son contenu dépréciatif atteignent des sommets difficiles à imaginer à l’extérieur ». Ces stations ont des « souffre-douleur » : les bénéficiaires de l’aide sociale, Radio-Canada, les musulmans pratiquants, les autochtones… « Il faut pouvoir remettre en question ce pouvoir trop absolu, arbitraire et autoritaire. »

Hier, André Arthur, de la station Blvd 102,1, repassait une sortie de Régis Labeaume l’an dernier. Le maire avait observé un couple musulman, l’homme était « en t-shirt, en gougounes et en shorts », sa conjointe était recouverte d’un affligeant tchador « avec les gants jusqu’ici ». « Ma femme m’a retenu pour ne pas que j’aille lui arracher la tête [au mari]. Que je lui dise : ‟Eille, Ducon !” »

Arthur, le chasseur « d’hypocrites », qualifiait de « vautours » les politiciens présents au rassemblement de lundi soir. « Ils sont descendus comme des vautours, ils sont passés au-dessus de Québec, ont vu qu’il y avait un cadavre sur lequel ils pouvaient gruger un petit peu. Ce ne sont que de vulgaires politiciens. »

Hier midi, le « roi Arthur » a même terminé son intervention en ridiculisant un article respectueux, « cute et émouvant », du Journal de Québec sur Azzeddine Soufiane, propriétaire de la boucherie Assalam, qui fait partie des six victimes. Cet épicier de 57 ans était « aimé et respecté », un homme pieux « au sourire permanent et contagieux ».

Et notre défenseur de la vérité de ressortir un texte glauque, du même journal, où on rapportait les observations dévastatrices du ministère de l’Agriculture sur l’insalubrité récurrente de cette boucherie. Après une longue et répugnante énumération des problèmes qui avaient valu une amende de 4250 $ au commerçant, Arthur « s’explique ». « Vous allez me dire : ‟Arthur, tu es un parfait salaud !” Je vous dis : ‟Toc, toc, toc, la réalité !” »

Le fameux « mystère Québec » réside ici. Ce genre de spectacle attire les auditeurs.

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