Soins palliatifs

Apprendre à Mourir

On la nie, on la tait. On la craint, surtout. Pourtant, la mort fait partie de la vie. Au cours des derniers mois, La Presse a suivi le parcours de deux femmes à la Maison de soins palliatifs de Laval. Il y a eu Claire, qu’on vous présentera demain, mais d’abord, voici l’histoire de Denise, 66 ans, qui a vécu pleinement jusqu’à la fin.

UN DOSSIER DE CATHERINE HANDFIELD ET D’ALAIN ROBERGE

Soins palliatifs

La vie, jusqu’à la dernière goutte

Mardi 17 octobre

Denise Fortin a reçu un diagnostic de cancer du pancréas le 14 novembre 2016, le jour de ses 66 ans. Une semaine plus tard, son mari, Gaston, apprenait qu’il souffrait d’un cancer des poumons.

Gaston Fortin est mort trois mois plus tard, dans la nuit du 15 février 2017, à la maison de fin de vie Michel-Sarrazin, à Québec, aux côtés de Karine, la fille du couple.

Ce jour-là, Denise avait rendez-vous pour un traitement de chimiothérapie. Elle a trouvé l’énergie pour y aller quand même.

Denise voulait vivre.

Quand elle nous raconte son histoire, au cours de notre première rencontre à la Maison de soins palliatifs de Laval, Denise parle à cœur ouvert, entourée de ses deux enfants – Karine et Dominic – et d’Alice, sa sœur aînée.

« J’ai eu de l’espoir quand j’ai commencé la chimiothérapie, se souvient Denise, la voix brisée par l’émotion. Les médecins ont dit que je répondais bien au traitement. Je me suis dit : “C’est ma chance. Pas de guérir [elle avait aussi des métastases aux poumons et aux os], mais de continuer à vivre.” »

Elle espérait pouvoir un jour rouvrir sa clinique d’esthétique, à Québec, et y travailler à temps partiel.

« On était sûrs qu’elle allait guérir, comme elle en était sûre elle aussi, confie Karine, 36 ans. Son beat, c’est go, go, go, pas d’angoisse, pas de crainte. Mon père était tout l’opposé… »

Elle a terminé son protocole de chimiothérapie en juin, au bout de 13 traitements. Son médecin lui a donné congé. Elle avait beaucoup d’effets secondaires. Son corps fatigué avait besoin de repos.

Sa santé a continué à décliner rapidement, mais Denise continuait d’avoir des projets. Cet été-là, elle a fait refaire son garage et le toit de la terrasse. Elle a acheté Maya, son caniche toy.

Le 17 septembre, Karine l’a forcée à aller aux urgences, à l’hôpital de l’Enfant-Jésus, à Québec.

« Je souffrais à la maison, mais je ne voulais pas partir, dit Denise en pleurant, pendant qu’Alice, de 12 ans son aînée, lui flatte le dos. Je me disais : “Si je pars, je vais être dépendante de tout le monde.” C’était de dépendre des autres qui me faisait peur. »

À l’hôpital, on lui a annoncé qu’il ne lui en restait pas pour longtemps. Huit semaines, peut-être.

« On a pleuré, dit Denise. Je ne pensais pas qu’on avait des larmes comme ça. »

Karine la serre dans ses bras.

« La fin de vie peut être extrêmement précieuse pour les malades et pour les bien-portants. Si ça devient un moment précieux, ça n’enlève pas que c’est un moment de souffrance et de détresse, même, quelques fois. Parce qu’on a un lien qui se brise avec les gens qu’on aime. »

— Le Dr Patrick Vinay, médecin en soins palliatifs retraité

Accepter la mort

À la fin de septembre, Denise a été admise à la Maison de soins palliatifs de Laval, loin de Québec, mais proche de ses enfants, de sa petite-fille et des enfants du conjoint de Karine. Sur sa table de chevet trône une photo de la fille de Dominic, Maïka, sur laquelle est épinglé un petit ange.

Si Denise accepte de partager ces derniers moments avec La Presse, dit-elle, c’est pour aider à faire connaître les maisons de soins palliatifs, où les patients séjournent gratuitement. Elle souligne l’attention qui lui est portée, l’écoute dont font preuve les infirmières, les préposées et les bénévoles, le temps qu’elle peut consacrer à réfléchir, à se préparer à la mort, à l’accepter.

« Je l’ai acceptée à l’hôpital, les derniers temps, dit Denise. Je suis une femme avec une grande foi. J’ai fait mon possible pour guérir, pour rester stable. Une vie à souffrir, à ne plus rien faire… C’est là que je l’ai acceptée. »

« Et je sais que je vais retrouver ceux que j’aime. » 

Jeudi 19 octobre

Lorsque nous les rencontrons en début d’après-midi, Denise, Karine et deux amies venues de Québec reviennent du restaurant du coin. Denise a mangé de la soupe à l’oignon. Elle s’arrête : « Maususse, je n’ai pas mangé beaucoup », réalise-t-elle avant d’aller chercher une bouteille d’Ensure dans le réfrigérateur.

Le jour, elle n’est pas souffrante, mais elle ressentait de la douleur tard le soir. Comme un coup de poignard. Le médecin a augmenté sa médication depuis mardi. En coanalgésie avec la morphine, Denise prend une petite dose de méthadone afin de prévenir ces décharges douloureuses causées par sa tumeur.

La douleur, Denise la redoute. Jusqu’à la veille, elle traînait une « angoisse » qu’elle a finalement signalée au médecin. « J’avais peur que les infirmières ne me croient pas », dit-elle. Denise est la benjamine d’une famille de 10 enfants. À l’époque, note Karine, on ne se plaignait pas.

Le médecin l’a rassurée : tout le personnel ici la croit, et continuera de la croire et d’ajuster sa médication en conséquence. Denise se sent plus sereine depuis. « Ma vulnérabilité ressort, souligne-t-elle. Et je me sens bien dans ça. Ça me libère. »

« Il y a une intensité de vie en fin de vie. Il n’y a plus de masque. Tu n’as plus le temps d’avoir des masques. Cette intensité de vie-là me parle. Elle me dit : “N’oublie pas, aujourd’hui, de vivre intensément et donne ce que tu as à donner.” »

— Louise La Fontaine, médecin en soins palliatifs et éthicienne

Des pleurs, des rires

Comment compose-t-elle avec chaque jour qui passe ? Denise se sent changer intérieurement. « Je vois la vie différemment. Je regarde une feuille, je la vois différemment. Je regarde une personne, je la vois différemment. Ça change ma vision.

— Ça te fait peur ? lui demande Karine.

— Non, ça ne me fait pas peur. La peur que j’ai, c’est de vous perdre. La perte de mes enfants, de mes petits-enfants, de mes deux amies… C’est la pire chose.

Sa voix casse.

— Je vis de la joie, de la peine, poursuit-elle. J’essaie de rire le plus possible, d’apprécier ce que les gens me font.

— La gratitude ? demande Karine.

— J’essaie de…

— De savourer chaque moment ?

— Je suis capable toute seule ! lance Denise en riant. OK, je vais dire la gratitude. »

Tout le monde éclate de rire.

Quand elle pense à ces jours qui passent, Karine remercie ses parents de lui avoir appris à vivre l’instant présent, à voir la mort « de la bonne façon ». « C’est un jour à la fois, mais c’est une tristesse qui est profonde, admet-elle. Tu ne veux pas que ça finisse. »

Sa mère la regarde. « Dimanche, raconte Denise, on était couchées toutes les deux sur le lit. On était collées et on se met à pleurer. On se regarde. “Pourquoi on pleure ?” On ne le sait pas. On se remet à pleurer. Après, on a ri. Mais ça a fait du bien. Ça a fait du bien. »

« On vit des beaux moments que beaucoup de gens ne vivront pas », dit Karine.

Après avoir remercié Denise pour ces belles leçons de vie, les deux amies repartent pour Québec. Nous nous donnons rendez-vous lundi midi, quatre jours plus tard.

« Avec les soins palliatifs, il y a un camouflage de l’état de la personne. On maquille la situation par divers artifices : soulagement de la douleur, apaisement, économie de l’énergie… Mais la maladie, en dessous, continue d’avancer. »

— La Dre Elisa Pucella, directrice médicale à la Maison de soins palliatifs de Laval

Soins palliatifs

Le déclin

« Quand la maladie a pris toute la place, que tu n’es plus capable de t’adapter, que les phénomènes qui maintiennent la vie deviennent difficiles, ton corps accélère ton décès. La nature ne veut pas que ton agonie soit très longue. »

— Le Dr Patrick Vinay, médecin en soins palliatifs retraité

Lundi 23 octobre

Vers 9 h, avant l’arrivée de La Presse, Denise Fortin s’éveille en panique et essaie d’enlever ses sondes. Avec son aval, on lui administre un anxiolytique, qui la calme rapidement.

Depuis samedi, nous prévient-on, sa condition s’est grandement détériorée.

Il est près de 10 h, Denise est d’accord pour nous rencontrer. Dans sa chambre, une musique douce joue à la télévision. Le soleil brille par la fenêtre.

« C’est une mauvaise journée aujourd’hui », souffle-t-elle. Sa prononciation est lente, laborieuse. On lui demande si elle est souffrante. Elle répond non.

Denise veut se lever, mais l’infirmière lui rappelle qu’elle a une sonde urinaire. Elle pleure doucement. « Vous ne vous attendiez pas à ça, hein ? », dit-elle simplement. Elle demande ensuite au photographe s’il aime la pêche. Elle semble un peu embrouillée.

On lui demande comment elle va. « Plus calme, répond-elle. Plus calme. »

La bénévole Geneviève Pilon lui offre son petit-déjeuner : des bananes, du gruau, de la compote de pomme. Elle ne prend que deux bouchées. « Ça ne passe pas vraiment ? », lui demande Geneviève. « Ça ne passe pas », lui répond Denise.

« La médecine a un contrôle certain sur certaines maladies, à certains stades. Quand on dépasse un certain stade, il faut admettre qu’on n’a plus le contrôle ; le processus va se faire à la vitesse du processus. »

— La Dre Marjorie Tremblay, médecin en soins palliatifs

Les enfants de Denise sont arrivés. Au salon, à l’entrée de la Maison de soins palliatifs de Laval, Dominic, 38 ans, raconte que vendredi encore, sa mère se portait bien. Il est allé lui montrer sa nouvelle maison, à Laval. « On va manger des moules ? », lui a proposé Denise. Ils sont allés au restaurant Ottavio, où Denise a mangé la moitié de son assiette.

« Ne fais pas le saut », a écrit Dominic à sa sœur Karine, dimanche, en constatant à quel point la condition de leur mère avait décliné.

« Je pense que ça va être très rapide, prédit Karine au grand salon. On est habitués avec mon père. Un, deux, trois jours… » Elle reconnaît chez elle les signes d’une mort imminente. Sa respiration qui change. Ce délirium qui se fait sentir – bien que beaucoup plus léger que celui de son père en fin de vie. Denise craint que ses enfants lui cachent quelque chose et le leur exprime quelques fois.

Cet après-midi-là, Denise dormira beaucoup, mais son sommeil sera entrecoupé de quelques moments d’éveil, de lucidité, d’humour, d’amour.

Alice, qui passera la nuit à ses côtés, lui chantera une berceuse qu’elle lui chantait, enfant.

« Ferme tes jolis yeux

Car les heures sont brèves

Au pays merveilleux

Au beau pays du rêve »

Denise s’endormira vers 20 h.

« Il y a tout ce qu’il faut, théoriquement, pour créer du soulagement. […] Si les soins palliatifs réussissent à rendre confortable, ils ont un rôle éminemment important pour ceux qui restent. Une partie de ce que nous sommes comme être humain se révèle lorsqu’on perd des êtres chers. »

— Le Dr Patrick Vinay, médecin en soins palliatifs retraité

Mardi 24 octobre

Vers l’heure du midi, Dominic nous accueille au salon, à l’entrée. Outre un ou deux moments de présence exprimée grâce à ses yeux et ses mains, ce matin, Denise ne s’est pas réveillée depuis la veille. Sa respiration est plus haute. Ses doigts ont une teinte bleutée.

Si jamais Denise ressent de la détresse, physique ou psychique, la famille a l’option qu’on la mette sous sédation palliative continue, une procédure – assez rarement utilisée – qui permet d’endormir la personne souffrante, explique Dominic.

Denise présente désormais un râle, un léger bourdonnement lorsqu’elle respire, semblable au bruit d’un percolateur à café. « On voudrait les aider à respirer… C’est difficile d’entendre ça », dit Johanne Fortin, belle-sœur de Denise, qui discute au salon avec d’autres membres de la famille.

Dans la chambre de Denise, sa fille Karine s’entretient avec une amie, en prenant soin d’inclure sa mère, qui semble maintenant dans le coma, dans la discussion. Le personnel leur a dit qu’elle pouvait entendre, qu’il fallait continuer à lui parler, à la toucher.

En milieu d’après-midi, constatant que sa respiration est plus laborieuse, le médecin ajuste ses médicaments.

« On encourage les proches à lui parler. C’est prouvé dans les recherches que le sens de l’audition est le dernier sens à disparaître dans la profondeur de l’état de conscience. Ça ne veut pas dire qu’elle va comprendre chaque parole, mais elle va réagir au ton, à l’intention. »

— La Dre Elisa Pucella, directrice médicale à la Maison de soins palliatifs de Laval

Il est 17 h 30. Dominic et Alice soupent à la cafétéria. Karine et son conjoint Ian sont sortis de la chambre de Denise quelques instants, le temps qu’une infirmière accompagnée d’une bénévole lui fasse une petite toilette et la déplace légèrement pour maintenir son confort.

« Elle est bouillante, elle fait de la fièvre, nous confie Karine à l’extérieur. Elle ne passera pas la nuit… »

Après l’avoir parfumée, la bénévole constate que Denise a les yeux ouverts, nous dira-t-elle par la suite. Son râle s’arrête, sa respiration diminue. La bénévole avertit immédiatement Karine et son conjoint Ian, qui se précipitent au chevet de Denise. Ils sont suivis par Alice et Dominic.

Karine nous confiera plus tard qu’elle s’est couchée contre sa mère. Alice a été témoin du dernier souffle de sa petite sœur qu’elle a tant aimée. Une larme a coulé sur la joue de Denise.

Par la fenêtre du petit salon, où La Presse est allée attendre, une brève éclaircie a illuminé le pont de l’autoroute 25.

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