ALEXIE MORIN

Confessions d’une introvertie 

Ouvrir son cœur. Dans le roman d’Alexie Morin, cette expression qui flirte avec le quétaine signifie tant une porte ouverte à tous les dangers qu’une prise de parole difficile à entendre. Qu’est-ce que la honte, le rejet, la peur, l’exclusion, l’intimidation, la différence, le TDAH ? L’un des livres les plus sincères et les plus généreux de l’automne. Une offrande littéraire.

La narratrice d’Ouvrir son cœur est souvent antipathique, insupportable, parano, maladroite, colérique. Aussi bien le dire tout de suite, il se pourrait qu’elle éveille l’intimidateur qui dort chez certains lecteurs. On a parfois envie, devant le récit de ses souffrances d’enfant et d’ado, de lui lancer : « Reviens-en, c’est du passé. »

Sauf que voilà, justement, il arrive qu’on n’en revienne pas. Parce que c’est ce qui nous a construits et que ça fait encore mal. Parce qu’on se demande si les choses auraient pu être différentes. Ce qu’on aurait pu faire. Ce qui n’allait pas chez nous.

« Ouvrir son cœur n’est pas censé être un acte public. Si l’on considère les émotions comme un domaine féminin, si, aux femmes, on prête volontiers ce qu’on appelle l’intelligence émotionnelle, on ne veut pas en entendre parler, de ce qu’elles ressentent. Le travail émotionnel qui leur est imparti, c’est un travail de régulation, de contrôle. Ce contrôle m’a toujours manqué. »

— Alexie Morin, dans son livre Ouvrir son cœur

Devant son verre de vermouth au café-bar Le Darling où nous la rencontrons, les doigts d’Alexie Morin pianotent nerveusement sur la table et ils ne se calmeront jamais pendant toute l’entrevue. Elle est éditrice au Quartanier, où on lui doit notamment la découverte de Stéfanie Clermont et son roman Le jeu de la musique. Ouvrir son cœur est son troisième livre, après le recueil de poésie Chien de fusil et le court roman Royauté en 2013. Pendant huit ans, elle a écrit ses souvenirs, ne sachant pas trop ce qu’elle allait en faire, « de la manière la plus simple et la plus limpide possible, dans une perspective de sincérité totale, selon moi », dit-elle. 

C’est une lectrice des grands noms de la non-fiction et du récit de soi, les Annie Ernaux, Joan Didion, les mémoires de Simone de Beauvoir et, tout récemment, Emmanuel Carrère, dont le livre D’autres vies que la mienne repose à côté d’elle. Qu’est-ce qu’elle aime dans ce genre, puisqu’elle vient de se commettre ? « On dirait que plus j’en lis, moins je le sais, répond-elle. Mais je sais une chose : ce qui ne marche pas, c’est d’essayer de faire ça sans jouer la game à 100 %. C’est vraiment un genre qui interdit totalement la complaisance. »

De la complaisance, il n’y en a pas dans son roman. La narratrice se donne rarement le beau rôle dans ses mémoires, jusque dans l’acte d’écrire lui-même. « J’aurais peut-être dû me taire plutôt que d’écrire ce livre plaignard, ce livre indécent, ce livre qui déforme la réalité », lit-on. Mais ce sur quoi elle s’est engagée, son pacte de vérité, ne cherche pas la gloriole. « L’absurdité et l’horreur de notre monde, je ne la montrerai pas, car nous la connaissons tous. Mais nous sommes moins disposés à croire en notre propre ineptie. »

LE CERCLE VICIEUX

Alexie Morin a grandi dans l’une de ces petites villes où il ne fait pas bon d’être différent, quand tout le monde semble pareil. Elle raconte une enfance marquée par le rejet, l’intimidation, une relation passionnelle avec une amie qui est gênée d’être vue avec elle, un strabisme sévère qu’elle croit être à l’origine de tous ses malheurs, puis ce refuge dans la lecture, le dessin et la marginalité affichée comme un bouclier, tout en ayant ce sentiment d’infériorité propre aux milieux humbles – on n’est pas loin des angoisses des transfuges sociaux évoquées par Ernaux.

Il y a peu de souvenirs heureux. « Ce n’est pas qu’il n’y en a pas, c’est qu’ils sont pas mal moins prégnants. J’ai l’impression que ça vient du fait que la prégnance est une trace émotionnelle, donc, probablement que lorsque j’étais heureuse, j’étais moins heureuse que je n’étais triste quand j’étais triste. »

C’est très loin dans sa vie, et dans le livre, qu’elle recevra le diagnostic de TDAH. Sans cet œil « croche », sans ce trouble psychologique, sans cette impression de retard insurmontable face à ses aspirations, aurait-elle été plus heureuse ? 

« On a maintenant la notion qu’il ne faut pas blâmer la victime qui nous empêche d’errer sur cette question, mais en même temps, cette situation-là est un engrenage qui est tellement long, et dont les racines sont tellement lointaines, que les conséquences continuent de s’accumuler et de s’auto-engendrer, croit-elle. C’est pour ça que la narratrice est antipathique. Parce qu’elle n’a aucune raison de faire confiance au monde dans lequel elle vit, aucune raison d’avoir envie d’aller vers les autres parce que la vie lui a démontré que ça n’allait jamais bien tourner pour elle. Mais la question inverse est tout aussi importante : serais-je devenue quelqu’un d’intéressant, aurais-je eu quelque chose à dire si ma vie avait été différente, si j’avais eu plus de sécurité, d’amitiés, de confiance en moi ? »

Mais Alexie Morin comprend comment ça peut déraper. « Un exemple classique, c’est le petit gars hyperactif qui va être un mauvais élève, qui va se convaincre qu’il n’est pas bon à l’école et qui va lâcher. Parfois, ça mène à la drogue, à la criminalité », explique-t-elle.

LE CARCAN DE L’AGRÉABILITÉ

Ouvrir son cœur est un roman féministe, elle ne s’en cache pas. Une fille TDAH qui se faisait écœurer, à propos de son œil, sans jamais recevoir de compliments, une fille maladroite qui disait tout ce qui lui passait par la tête, c’est une évolution à l’encontre de ce qu’on attend habituellement d’une fille. 

« Notre job dans la vie, c’est de gérer nos émotions pour être tout le temps agréables, et aussi de gérer les débordements masculins. Quand tu es TDAH, tu es tout le contraire de ça. Je n’aimais pas ça, être une fille. La fonction décorative, l’agréabilité, à quoi ça me servait, cette affaire-là, quand je pouvais être juste dans mon coin et lire ? À quoi ça me servait de réprimer mes opinions, de mettre des efforts pour préserver l’harmonie sociale ? De toute façon, je n’allais pas avoir les avantages d’une féminité réussie. Les garçons me voyaient comme l’un des leurs, et quand tu as connu ça, c’est ben plus le fun d’être un gars, plus avantageux, plus payant. Pas de temps à perdre avec l’agréabilité. Ça n’est pas demandé aux garçons, ça. Et n’ayant pas été très obsédée par l’apparence, concrètement, j’ai gagné beaucoup de temps pour lire et dessiner ! »

Presque comme un appui, il y a la célèbre colère d’Ivan Karamazov et sa rébellion contre Dieu au sein de ce récit de combat. Car peu importe la souffrance, il n’est pas question de suicide là-dedans. Même que la peur de la mort est omniprésente. « De toute façon, je voudrais vivre », affirmait-il…

L’écriture étant un processus transformateur, écrit-elle, on lui demande en quoi ce roman l’a transformée, elle. « En une personne capable d’aller au bout de l’écriture de cette chose-là, et qui s’apprête à devenir celle qui va devoir la défendre et en assumer les conséquences. Ce livre a fait le ménage dans ma perception de ce qui m’était arrivé, et je comprends mieux quel est mon rôle là-dedans. Ce que j’aime voir accompli dans un livre, c’est d’arriver à la conclusion qu’il n’y avait pas de méchants. Que c’est rare, une personne réellement méchante. Il n’y a que des mécanismes de défense et de compensations. Ce n’est pas rien. »

Ouvrir son cœur

Alexie Morin

Le Quartanier

369 pages

 

EXTRAIT 

 « Ouvrir son cœur, au sens littéral, ça évoque d’autres images. Ça saigne, ça fait peur. Ça peut être sale, noir, poisseux. Ce n’est pas un spectacle très digne, surtout quand la personne qui l’offre est une femme. Le sujet de ce livre, l’un de ses sujets, c’est la honte. »

ALEXIE MORIN / Ouvrir son cœur

Confessions d’une introvertie 

Ouvrir son cœur. Dans le roman d’Alexie Morin, cette expression qui flirte avec le quétaine signifie tant une porte ouverte à tous les dangers qu’une prise de parole difficile à entendre. Qu’est-ce que la honte, le rejet, la peur, l’exclusion, l’intimidation, la différence, le TDAH ? L’un des livres les plus sincères et les plus généreux de l’automne. Une offrande littéraire.

La narratrice d’Ouvrir son cœur est souvent antipathique, insupportable, parano, maladroite, colérique. Aussi bien le dire tout de suite, il se pourrait qu’elle éveille le côté intimidateur qui dort chez certains lecteurs. On a parfois envie, devant le récit de ses souffrances d’enfant et d’ado, de lui lancer : « Reviens-en, c’est du passé. »

Sauf que voilà, justement, il arrive qu’on n’en revienne pas. Parce que c’est ce qui nous a construits et que ça fait encore mal. Parce qu’on se demande si les choses auraient pu être différentes. Ce qu’on aurait pu faire. Ce qui n’allait pas chez nous.

« Ouvrir son cœur n’est pas censé être un acte public. Si l’on considère les émotions comme un domaine féminin, si, aux femmes, on prête volontiers ce qu’on appelle l’intelligence émotionnelle, on ne veut pas en entendre parler, de ce qu’elles ressentent. Le travail émotionnel qui leur est imparti, c’est un travail de régulation, de contrôle. Ce contrôle m’a toujours manqué. »

— Alexie Morin, dans son livre Ouvrir son cœur

Devant son verre de vermouth au café-bar Le Darling où nous la rencontrons, les doigts d’Alexie Morin pianotent nerveusement sur la table et ils ne se calmeront jamais pendant toute l’entrevue. Elle est éditrice au Quartanier, où on lui doit notamment la découverte de Stéfanie Clermont et son roman Le jeu de la musique. Ouvrir son cœur est son troisième livre, après le recueil de poésie Chien de fusil et le court roman Royauté en 2013. Pendant huit ans, elle a écrit ses souvenirs, ne sachant pas trop ce qu’elle allait en faire, « de la manière la plus simple et la plus limpide possible, dans une perspective de sincérité totale, selon moi », dit-elle. 

C’est une lectrice des grands noms de la non-fiction et du récit de soi, les Annie Ernaux, Joan Didion, les mémoires de Simone de Beauvoir et, tout récemment, Emmanuel Carrère, dont le livre D’autres vies que la mienne repose à côté d’elle. Qu’est-ce qu’elle aime dans ce genre, puisqu’elle vient de s’y aventurer ? « On dirait que plus j’en lis, moins je le sais, répond-elle. Mais je sais une chose : ce qui ne marche pas, c’est d’essayer de faire ça sans jouer la game à 100 %. C’est vraiment un genre qui interdit totalement la complaisance. »

De la complaisance, il n’y en a pas dans son roman. La narratrice se donne rarement le beau rôle dans ses mémoires, jusque dans l’acte d’écrire lui-même. « J’aurais peut-être dû me taire plutôt que d’écrire ce livre plaignard, ce livre indécent, ce livre qui déforme la réalité », lit-on. Mais ce sur quoi elle s’est engagée, son pacte de vérité, ne cherche pas la gloriole. « L’absurdité et l’horreur de notre monde, je ne la montrerai pas, car nous la connaissons tous. Mais nous sommes moins disposés à croire en notre propre ineptie. »

LE CERCLE VICIEUX

Alexie Morin a grandi dans l’une de ces petites villes où il ne fait pas bon d’être différent, quand tout le monde semble pareil. Elle raconte une enfance marquée par le rejet, l’intimidation, une relation passionnelle avec une amie qui est gênée d’être vue avec elle, un strabisme sévère qu’elle croit être à l’origine de tous ses malheurs, puis ce refuge dans la lecture, le dessin et la marginalité affichée comme un bouclier, tout en ayant ce sentiment d’infériorité propre aux milieux humbles – on n’est pas loin des angoisses des transfuges sociaux évoquées par Ernaux.

Il y a peu de souvenirs heureux. « Ce n’est pas qu’il n’y en a pas, c’est qu’ils sont pas mal moins prégnants. J’ai l’impression que ça vient du fait que la prégnance est une trace émotionnelle, donc, probablement que lorsque j’étais heureuse, j’étais moins heureuse que je n’étais triste quand j’étais triste. »

C’est très loin dans sa vie, et dans le livre, qu’elle recevra le diagnostic de TDAH. Sans cet œil « croche », sans ce trouble psychologique, sans cette impression de retard insurmontable face à ses aspirations, aurait-elle été plus heureuse ? 

« On a maintenant la notion qu’il ne faut pas blâmer la victime qui nous empêche d’errer sur cette question, mais en même temps, cette situation-là est un engrenage qui est tellement long, et dont les racines sont tellement lointaines, que les conséquences continuent de s’accumuler et de s’auto-engendrer, croit-elle. C’est pour ça que la narratrice est antipathique. Parce qu’elle n’a aucune raison de faire confiance au monde dans lequel elle vit, aucune raison d’avoir envie d’aller vers les autres parce que la vie lui a démontré que ça n’allait jamais bien tourner pour elle. Mais la question inverse est tout aussi importante : serais-je devenue quelqu’un d’intéressant, aurais-je eu quelque chose à dire si ma vie avait été différente, si j’avais eu plus de sécurité, d’amitiés, de confiance en moi ? »

Mais Alexie Morin comprend comment ça peut déraper. « Un exemple classique, c’est le petit gars hyperactif qui va être un mauvais élève, qui va se convaincre qu’il n’est pas bon à l’école et qui va lâcher. Parfois, ça mène à la drogue, à la criminalité », explique-t-elle.

LE CARCAN DE L’AGRÉABILITÉ

Ouvrir son cœur est un roman féministe, elle ne s’en cache pas. Une fille TDAH qui se faisait écœurer, à propos de son œil, sans jamais recevoir de compliments, une fille maladroite qui disait tout ce qui lui passait par la tête, c’est une évolution à l’encontre de ce qu’on attend habituellement d’une fille. 

« Notre job dans la vie, c’est de gérer nos émotions pour être tout le temps agréables, et aussi de gérer les débordements masculins. Quand tu es TDAH, tu es tout le contraire de ça. Je n’aimais pas ça, être une fille. La fonction décorative, l’agréabilité, à quoi ça me servait, cette affaire-là, quand je pouvais être juste dans mon coin et lire ? À quoi ça me servait de réprimer mes opinions, de mettre des efforts pour préserver l’harmonie sociale ? De toute façon, je n’allais pas avoir les avantages d’une féminité réussie. Les garçons me voyaient comme l’un des leurs, et quand tu as connu ça, c’est ben plus le fun d’être un gars, plus avantageux, plus payant. Pas de temps à perdre avec l’agréabilité. Ça n’est pas demandé aux garçons, ça. Et n’ayant pas été très obsédée par l’apparence, concrètement, j’ai gagné beaucoup de temps pour lire et dessiner ! »

Presque comme un appui, il y a la célèbre colère d’Ivan Karamazov et sa rébellion contre Dieu au sein de ce récit de combat. Car peu importe la souffrance, il n’est pas question de suicide là-dedans. Même que la peur de la mort est omniprésente. « De toute façon, je voudrais vivre », affirmait-il…

L’écriture étant un processus transformateur, écrit-elle, on lui demande en quoi ce roman l’a transformée, elle. « En une personne capable d’aller au bout de l’écriture de cette chose-là, et qui s’apprête à devenir celle qui va devoir la défendre et en assumer les conséquences. Ce livre a fait le ménage dans ma perception de ce qui m’était arrivé, et je comprends mieux quel est mon rôle là-dedans. Ce que j’aime voir accompli dans un livre, c’est d’arriver à la conclusion qu’il n’y avait pas de méchants. Que c’est rare, une personne réellement méchante. Il n’y a que des mécanismes de défense et de compensations. Ce n’est pas rien. »

Ouvrir son cœur

Alexie Morin

Le Quartanier

369 pages

 

Extrait 

 « Ouvrir son cœur, au sens littéral, ça évoque d’autres images. Ça saigne, ça fait peur. Ça peut être sale, noir, poisseux. Ce n’est pas un spectacle très digne, surtout quand la personne qui l’offre est une femme. Le sujet de ce livre, l’un de ses sujets, c’est la honte. »

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