Chronique

Comment fabriquer un terroriste

On ne naît pas terroriste. On le devient. Et Raymond Luc Levasseur l’est devenu pour plusieurs raisons : son sang québécois et ses racines canadiennes-françaises, objets de discrimination et de racisme dans les usines de Sanford, Maine, où il est né et a grandi. La guerre du Viêtnam où il s’est enrôlé pour fuir l’exploitation ouvrière et la discrimination, avant de découvrir sur le terrain, au Viêtnam, un autre genre de racisme tout aussi révoltant pratiqué par l’armée dont il portait les couleurs. 

À son retour du Viêtnam, Levasseur est devenu un militant politique défendant les droits des pauvres et des exploités. Puis, au milieu des années 70, trouvant que les choses ne changeaient pas assez vite, comme beaucoup de jeunes révoltés de son époque, ceux des Brigades rouges comme du FLQ ou de la bande à Baader, il a cofondé les United Freedom Fighters, une petite organisation marxiste. Bien vite, ils se sont mis à poser des bombes, ciblant les grandes sociétés américaines comme Union Carbide, IBM, Mobil ainsi que des palais de justice et des installations militaires.

Avec les United Freedom Fighters, Raymond Luc Levasseur a vécu dans le maquis pendant pratiquement 10 ans avant sa capture, en 1984. Après un procès pour complot et sédition avec ses complices baptisés les Ohio7, Levasseur a été condamné à 45 ans de prison.

Aujourd’hui sorti de prison, il est l’objet d’un documentaire du cinéaste Pierre Marier : Un Américain : portrait de Raymond Luc Levasseur qui prend l’affiche aujourd’hui à la Cinémathèque québécoise.

Au départ, il s’agissait de faire un film sur les descendants des Canadiens français, qui ont migré en Nouvelle-Angleterre entre 1840 et 1930, en quête d’une vie meilleure. Mais pour que le film soit intéressant, encore fallait-il trouver des personnages percutants et hauts en couleur. Paul Lepage, gouverneur du Maine, un républicain catholique d’extrême droite, qui appuie Donald Trump, a été pressenti mais a refusé de participer au projet. C’est alors qu’au fil de ses recherches, le cinéaste a découvert Levasseur, ce fils de Sanford, père de trois enfants et terroriste qui fut, un temps, un des 10 hommes les plus recherchés des États-Unis. Le cinéaste l’a retrouvé dans un petit bled calme du Maine où Levasseur vit depuis sa libération, en 2004.

De l’aveu même du cinéaste, Levasseur est un homme posé, réfléchi et d’une extrême douceur. On n’a aucune difficulté à le croire. C’est d’ailleurs la première chose du film qui frappe : la douceur, la bonté et l’intelligence de ce Franco-Américain, fier de ses racines québécoises et qui regrette amèrement d’avoir renié la langue française dont, enfant, il avait honte.

Levasseur est tellement sympathique et ses arguments politiques à ce point convaincants qu’on finit par oublier les gestes terroristes qu’il a commis et qui, en fin de compte, se sont soldés par un immense échec. D’abord sur le plan personnel et familial puisque ses trois enfants, qui n’avaient rien à voir dans l’histoire, ont payé chèrement les dérives d’un père dont ils ont été longtemps séparés. Et puis sur le plan politique puisque le Big Business, que Levasseur et ses acolytes cherchaient à déstabiliser, a fleuri de plus belle, aujourd’hui 100 fois plus riche et puissant qu’il ne l’était à l’époque.

Rien ne saurait justifier le terrorisme, même un terrorisme comme celui des United Freedom Fighters qui ne visait que les édifices et le béton et jamais les êtres humains, malgré un incident qui a fait 22 blessés. Reste qu’à travers le parcours de Levasseur, on mesure avec un certain effroi l’évolution du terrorisme des années 70 jusqu’à aujourd’hui. À cet égard, Raymond Levasseur n’a rien à voir avec ses contemporains terroristes qui veulent bien faire sauter des édifices pour autant qu’ils puissent aussi tuer le plus grand nombre possible de civils.

À la révolte, qui est l’ingrédient de base du terrorisme, s’ajoutent aujourd’hui non pas des idées politiques cohérentes prônant l’égalité et la justice sociale, mais des dérives intégristes, saupoudrées de maladie mentale.

Comprenez-moi bien, je ne suis pas en train de dire que le terrorisme de Levasseur était meilleur ou plus humain. Seulement que dans notre monde, chaque époque semble vouloir fabriquer sa propre recette de terrorisme et que celui d’aujourd’hui atteint des sommets d’horreur et de violence inégalés.

Pour le reste, ce documentaire ne nous explique pas vraiment comment on fabrique un terroriste dans la mesure où Levasseur n’était pas le seul fils et petit-fils d’ouvriers canadiens-français crevant à petit feu dans les usines de la misère. Pourquoi, lui, a-t-il choisi la voie du terrorisme et pas ceux qui ont grandi en même temps que lui dans les mêmes conditions ? Mystère. Son portrait demeure un document d’intérêt, ne serait-ce que parce qu’on a tendance à mettre tous les Franco-Américains dans le même panier en oubliant la diversité de leurs parcours, qui ont mené Paul Lepage au pouvoir et Raymond Levasseur en prison.

Mais comme l’écrit le cinéaste, l’histoire de Raymond Levasseur, à la fois typique de sa génération et à contre-courant, méritait d’être racontée.

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