CHANTAL RACETTE

La pionnière du 301

Le bureau de Chantal Racette domine l’ancienne carrière Miron. C’est là, au cœur de l’ancien dépotoir, qu’elle est devenue il y a 27 ans la première femme à conduire un véhicule lourd pour la Ville de Montréal. Elle avait 21 ans.

C’est un milieu dur. Lorsqu’elle devient déléguée syndicale un an plus tard, ses collègues l’intimident. Ils ont du mal à accepter de se faire représenter par une femme.

Cette situation vient aux oreilles du président du syndicat de l’époque, Jean Lapierre. « Il a débarqué à la carrière. Il est monté sur la table de pique-nique et il leur a dit : “C’est ma déléguée, vous allez la respecter et si vous avez un problème avec ça, venez me le dire.” À partir de ce moment-là, j’ai toujours eu le tapis rouge avec les gars », raconte Chantal Racette, aujourd’hui âgée de 50 ans.

Ce moment a marqué le début d’un long engagement syndical qui a culminé au printemps dernier lorsqu’elle a été élue à la tête du puissant local 301. Il a marqué aussi le début d’une longue amitié avec Jean Lapierre, qu’elle décrit comme son mentor et qui a accepté de nous accorder une rare entrevue pour ce portrait

« Les membres savent qu’elle est prête à aller jusqu’au bout, comme moi je suis allé jusqu’au bout à l’époque. »

— Jean Lapierre, ancien président du syndicat des cols bleus de Montréal

Le célèbre chef syndical est passé à l’histoire pour ses moyens de pression musclés dans les années 80 et 90. Son coup le plus célèbre est survenu en 1993 lorsque 2000 cols bleus ont défoncé les portes de l’hôtel de ville à coups de bélier. Il a été condamné à quatre semaines de prison pour cette action.

Lors de sa campagne électorale, Chantal Racette a promis de « rebâtir un rapport de force comme à l’époque de Jean Lapierre » et de « passer à l’offensive ».

Une première démonstration de force a eu lieu en décembre dernier lorsque des milliers d’employés manuels ont quitté leur poste de travail pour participer à une assemblée syndicale, alors qu’une décision de la Commission des relations du travail rendue la veille leur avait interdit de le faire. Environ 1400 participants ont écopé de quatre jours de suspension, qu’ils utilisent encore pour manifester en petits groupes à tour de rôle devant l’hôtel de ville.

« Chantal, c’est quelqu’un de décidé, d’honnête et de parole. Si, à la Ville, ils pensent n’en faire qu’une bouchée, ils se trompent. C’est pour ça qu’en très peu de temps, elle a obtenu l’appui des membres aussi fortement que j’ai pu l’avoir eu dans mes plus belles années », dit Jean Lapierre.

PIONNIÈRE

Fille d’un policier et d’une mère à la maison, Chantal Racette a grandi sur le Plateau-Mont-Royal avec son frère qui est aussi devenu policier. Elle habite maintenant dans le quartier Rosemont, dans l’arrondissement où elle a travaillé durant de nombreuses années comme conductrice de machinerie lourde.

En assemblée, elle sait comment chauffer la foule, mais elle est aussi reconnue pour son langage coloré. Un journaliste qui s’est infiltré dans une assemblée syndicale début février a rapporté qu’elle a traité une juge de « crisse de folle » et qu’elle voulait « crisser un coup de batte dans le front de son employeur ».

D’où lui vient son franc-parler ? « Des gars », répond-elle. « Quand j’étais à la Ville, c’était “tasse-toi et avance, la grande, ou m’a te faire avancer” », explique-t-elle.

« Lorsque Miron a fermé, ils l’ont envoyée à Rosemont dans le clos le plus dur qu’il y avait », raconte Jean Lapierre. « Il y a 250 fonctions à la Ville et, à l’époque, la voirie et l’aqueduc, c’était les départements les plus réfractaires à la venue des femmes. Mais Chantal, elle a cheminé là-dedans comme un poisson dans l’eau », souligne-t-il.

A-t-il été difficile comme femme d’évoluer dans un milieu aussi viril ? « Oui et non », répond-elle. « Je n’ai jamais fait dans la dentelle et rendue à 50 ans, je vais continuer à être comme je suis. » 

« Mais c’est vrai que j’ai eu plus de preuves à faire parce que j’étais une fille. Et je les faisais, ça ne me dérangeait pas. »

— Chantal Racette

Sous le couvert de l’anonymat, d’anciens cadres de l’arrondissement de Rosemont–La Petite-Patrie confient que leur relation avec Chantal Racette était « difficile ». On raconte qu’elle se servait souvent des radios mobiles pour se mêler des conversations entre les contremaîtres et les employés.

« Mon expérience, c’est qu’elle était travaillante, mais c’est sûr qu’elle en imposait, autant physiquement que par le ton de sa voix, raconte un ancien supérieur. Dans les bureaux, ce n’est pas un type de langage qui serait accepté », ajoute-t-il.

Les employés libérés à temps plein pour occuper des fonctions syndicales peuvent, s’ils le souhaitent, réintégrer leur poste antérieur pour faire des heures supplémentaires. Puisqu’elle était considérée comme appartenant à un clan plus militant, l’arrondissement de Rosemont–La Petite-Patrie lui a interdit de revenir faire des heures supplémentaires durant quelques années.

« WHAT YOU SEE IS WHAT YOU GET »

Marc Ranger affirme que Chantal Racette est une femme qu’il « adore ». En tant que directeur québécois du Syndicat canadien de la fonction publique (qui chapeaute le syndicat des cols bleus), il a siégé avec elle au comité de négociation de la Ville de Montréal de 2007 à 2012.

« C’est une femme de tête, une femme entière. What you see is what you get avec Chantal Racette », dit-il.

« C’est une femme qui peut être autant conciliante que ferme. Je me souviens qu’elle m’a déjà fait rire aux larmes devant un employeur dans une situation qui ne pouvait être plus tendue… Des fois, en négos, tu peux faire des envolées oratoires, mais c’est quelqu’un qui te ramenait sur Terre assez rapidement. »

« Si je tombais dans la philosophie, elle disait : “Eille, eille, eille, le problème pour nos membres, c’est celui-là.” Et elle pouvait me rappeler à l’ordre devant l’employeur ! »

— Marc Ranger, directeur québécois du Syndicat canadien de la fonction publique

À la Ville de Montréal, une personne haut placée aux ressources humaines se rappelle que Chantal Racette a fait des interventions pertinentes lors de la dernière négociation de convention collective en 2012. Cette personne est cependant restée incrédule devant le débrayage de décembre dernier. « Pour moi, c’était la déception. On voyait qu’on revenait dans les années 80, 90. C’est fou de débrayer comme ça pour une convention collective qui est fermée et pour un projet de loi qui n’est pas encore écrit. Je ne sais pas où ils s’en vont avec ça. On était pourtant sur la bonne voie sous Michel Parent. C’était donnant-donnant. »

Pour André Lepage, l’attaché politique de Mme Racette, elle est une « battante charismatique ». « Elle se bat pour l’intérêt des membres, mais aussi pour les services aux citoyens. Si tu réunis 4000 personnes en assemblée générale, elles ne sont quand même pas tous folles ! »

PRÉSIDENTE MALGRÉ ELLE

Même si elle croit à la cause, Chantal Racette n’a jamais voulu être présidente. « Je n’ai pas levé la main », précise-t-elle.

Le Syndicat des cols bleus regroupés est un écosystème complexe formé de partis politiques. La course à la succession à la présidence du syndicat est un processus calqué sur le modèle de la course à l’investiture à plusieurs tours. Les gagnants de chaque formation politique s’affrontent ensuite lors d’une élection générale.

Deux ans avant le départ de Michel Parent, le parti Unité, fondé par Jean Lapierre en 1981, a commencé à chercher un nouveau candidat. Plusieurs sondages ont été menés auprès des quelque 175 « membres en règle » du parti.

« Chantal ne se voyait pas présidente et je n’avais pas anticipé qu’elle pourrait devenir présidente. À notre grande surprise, dès le premier sondage, elle est sortie fortement en avance », explique Jean Lapierre. « De fil en aiguille, on a reporté les cinq candidats les plus forts sur un deuxième sondage, après les trois plus forts, et ainsi de suite. »

« Ça n’allait pas en s’améliorant, c’était toujours mon nom qui était en haut », se rappelle Mme Racette. « À un moment donné, je n’allais pas me faire prier durant 100 ans, j’ai dit : “OK, je vais y aller.” Mais ce n’était pas dans mon plan de carrière, loin de là. »

Il nous a fallu plusieurs semaines avant de convaincre Chantal Racette de nous accorder une entrevue. Elle s’étonne de faire les premières pages des journaux.

« J’ai encore le vertige, c’est gros, c’est énorme, le syndicat des cols bleus. Mais je vais m’inquiéter quand je n’aurai plus le vertige. »

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