67e BERLINALE

Parler de Marx aux jeunes

Berlin — Raoul Peck aime les défis impossibles. Après s’être penché sur la vie de l’écrivain noir James Baldwin avec le film I Am Not Your Negro, sélectionné pour l’Oscar du meilleur documentaire, le cinéaste haïtien s’attaque à un autre immense personnage : Karl Marx. Mais pas le vieux monsieur revêche à grosse barbe blanche. Plutôt le Karl Marx qui n’a pas encore 30 ans et qui déborde d’intelligence et d’idéalisme.

Tout simplement intitulé Le jeune Karl Marx et marquant le retour de Peck à la fiction, le film nous montre un Marx (August Diehl) pauvre comme Job, mais déjà père de famille et en couple avec la formidable Jenny (Vicky Krieps), une aristocrate défroquée éprise de justice sociale. Très vite dans le récit, il fait la rencontre de son âme sœur intellectuelle : Friedrich Engels (Stefan Konarske), une rencontre marquante et le prétexte pour faire ce que certains ont qualifié de buddy movie, un film de copains.

Un buddy movie, vraiment ? ai-je demandé à Raoul Peck, qui rencontrait les médias en petit comité dans un bar du Palais des festivals.

L’homme de 64 ans, grand, élancé, tiré à quatre épingles et pourvu des manières impeccables de fils de bonne famille et d’ex-ministre de la Culture, n’a pas hésité à répondre : « Oui, absolument, un buddy movie politique qui porte sur trois jeunes idéalistes du XIXe siècle auxquels les jeunes d’aujourd’hui, ceux des mouvements Occupy, par exemple, peuvent s’identifier. D’ailleurs, j’ai fait ce film en pensant aux jeunes d’aujourd’hui. Je voulais qu’ils voient des gens qui, au lieu de tweeter, lisent des livres, réfléchissent, analysent et essaient de comprendre les choses et dont les idées continuent d’influencer notre vie aujourd’hui. Je voulais aussi apporter un peu de clarté dans la confusion ambiante. »

Le cinéaste a élaboré le projet de Karl Marx en parallèle avec son documentaire sur James Baldwin. « Au départ, la forme était ouverte pour les deux. Pendant un temps, je pensais que j’irais vers le documentaire pour Marx comme pour Baldwin, mais finalement, j’ai opté pour la fiction dans l’espoir de rejoindre un auditoire plus jeune. »

Peck et le scénariste Pascal Bonitzer ont écarté les nombreuses bios sur Marx et ont tiré tout leur matériel des correspondances entre Marx, Engels et Jenny afin d’arriver à un résultat plus proche de leurs réalités et même de leurs façons de parler, les trois personnages alternant constamment et très naturellement entre l’anglais, le français et l’allemand.

Certains critiques voient Le jeune Karl Marx comme un film d’époque classique à la Pride and Prejudice, mais subverti par un discours politique. « C’est l’histoire de ma vie, affirme Raoul Peck. J’ai toujours vu le cinéma comme un moyen de m’engager dans ma société. Le cinéma, pour moi, doit avant tout être politique. C’est pourquoi j’ai souvent refusé de faire des films payants à la Scary Movie 1, 2, 3. Ils m’ont été proposés, mais c’était contre mes principes. Malgré cela, j’ai réussi à faire ma place dans le système, mais pas toujours facilement. »

Les médias invités à rencontrer Raoul Peck avaient pour consigne de ne pas lui parler d’I Am Not Your Negro afin de ne pas mêler les cartes. Pourtant, à la fin de l’entretien, je n’ai pas pu m’empêcher de le féliciter pour sa sélection aux Oscars et de lui prédire une victoire. Il a souri et, avec une belle lucidité, il m’a répondu que la victoire n’était pas assurée à cause du documentaire sur O.J. Simpson. « Si ce n’était O.J., on l’aurait eu, mais là, rien n’est moins sûr. » Puis, je lui ai demandé quel était, en fin de compte, le lien entre James Baldwin et Karl Marx ?

« C’est moi, a répondu Raoul Peck. Ils sont mes deux jambes. J’ai lu Baldwin à 17 ans et Marx à 19 ans. Ils ont fondé ma pensée et ils m’accompagnent encore aujourd’hui. »

Je ne sais pas à quoi ressemblent les jambes de Raoul Peck, mais celles qu’il a dans la tête ont l’air de marcher à merveille.

LA REINE Penélope

Finalement, la reine nous a fait faux bond. Je parle de Penélope Cruz, la belle, la magnifique, la charismatique actrice espagnole. Tous l’attendaient sur le tapis rouge de La reina de España (La reine d’Espagne) de Fernando Trueba, lancé à la Berlinale hier. Mais la reine brillait par son absence. Désaveu de sa part ? On espère que non, parce que La reina de España, qui ressemble par moments à Hail Caesar des frères Coen, est un film très divertissant qui réussit à nous faire rire avec un sujet pourtant lourd : le fascisme et la répression sous le général Franco.

L’action se passe en 1956. Or, même si la guerre est finie, les juifs espagnols qui ont survécu aux camps de concentration sont arrêtés et envoyés dans des camps de travail à leur retour en Espagne. C’est le cas d’un ex-réalisateur que tous croyaient mort et qui surgit sur le plateau où Macarena Granada, son ancienne flamme devenue une star à Hollywood, joue Isabelle de Castille dans une superproduction américaine. Le film est la suite du film La niña de tus ojos (La femme de tes rêves) que Fernando Trueba a tourné avec Penélope Cruz il y a 20 ans, sauf que cette fois, l’ombre de Franco pèse lourd sur la vie et le cinéma.

Contrairement à Raoul Peck, Fernando Trueba a affirmé en conférence de presse que son intention n’était pas de faire une comédie politique, mais un film d’époque, et que c’est précisément parce que le film est campé dans les années 50 que c’était impossible d’éviter le contexte politique. Il a ajouté qu’il a fait très attention de ne pas caricaturer le personnage de Franco qui apparaît à la fin, mais de le rendre de manière très réaliste, sans exagération. Le pari est réussi dans la mesure où Franco débarque sur le plateau comme un vrai politicien de la vieille école. Il a un bon mot pour tout le monde sauf pour le personnage de Penélope Cruz, qui refuse de lui parler. Franco, qui était un grand fan de cinéma, force l’échange malgré tout et, à la fin, la belle, radieuse dans sa robe cramoisie d’Isabelle de Castille, lui lance une réplique comme on les aime : « Vous pouvez bien dire ce que vous voulez, je m’en torche. » L’histoire ne dit pas si, dans la vraie vie aujourd’hui, Penélope Cruz oserait en dire autant à Donald Trump.

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