Monsieur Woke

Le mot woke est un dérivé du verbe to awake, « éveiller ». À la base, c’est du joual afro-américain. On retrouve woke dans la chanson noire américaine du début du XXe siècle, utilisé à toutes les sauces. Sa première trace écrite remonterait à 1962, dans le New York Times, sous la plume de l’écrivain William Melvin Kelley1.

Kelley avait produit un lexique du patois new-yorkais noir au bénéfice des lecteurs blancs du NYT, en ordre alphabétique, de ace à woof. Woke : well-informed, up-to-date, bref, « bien informé ».

Cinq décennies plus tard, #StayWoke – #restezéveillé – est devenu le cri de ralliement d’un mouvement qui allait devenir Black Lives Matter, dans la foulée de meurtres médiatisés d’Afro-Américains aux mains de la police, comme celui du jeune Michael Brown à Ferguson, au Missouri2.

Le mot woke a fait son entrée dans le dictionnaire Merriam-Webster en 2017, au sens de « rester éveillé » face au racisme et à la discrimination des Noirs américains, une tare aussi vieille que la naissance des États-Unis et qui perdure à ce jour. Stay woke.

Sept ans et des poussières après Ferguson, woke a été piraté et détourné de son sens par la droite conservatrice. Les mots sont ainsi parfois détournés de leur sens, dans une sorte de judo rhétorique et politique. Certains mots – peut-être même tous les mots – sont politiques.

Prenez le mot queer : une insulte faite aux gais, jadis, comme « fifi » en français québécois. Queer a été piraté3 par les LGBTQ et détourné de son sens. Certains membres de la communauté LGTBQ le portent désormais comme un badge d’honneur.

Le cas le plus spectaculaire d’un mot piraté et détourné de son sens est le mot commençant par un N, en anglais. Ce mot est encore une insulte raciale faite aux Noirs, mais les Noirs américains se le sont approprié et l’utilisent entre eux, selon leurs codes, dans la vie de tous les jours et dans les arts. Mais c’est encore une grenade qui explosera dans la main blanche, cependant.

Woke a subi le même sort ces dernières années, par les forces réactionnaires4 : le commentariat anglo-saxon à la Fox News a commencé à le marteler de façon péjorative, pour caricaturer toutes les tentatives de réduire les inégalités.

C’est un vieux truc. Pensez au féminisme. Pensez à l’image caricaturale de la féministe hystérique qui déteste les hommes, qui a du poil aux aisselles et une voix rauque. Cette caricature faite de la féministe a longtemps été utilisée pour décrédibiliser toutes les féministes et, de là, toutes les questions légitimes posées par le féminisme : « Maudite féministe ! »

Pardonnez l’image, mais cette « maudite féministe » caricaturée était l’essence même de l’homme de paille : on fait une caricature de l’adversaire, que l’on réduit à cette seule caricature…

Et on attaque la caricature sans relâche, au point que seule la caricature finit par s’imposer à certaines consciences.

Richard Martineau est le champion québécois de cette forme d’argumentation fallacieuse, à propos de tout et de n’importe quoi : les Anglais, les féministes, la gauche, les musulmans, bref, Rico ne manque jamais de paille pour se fabriquer des caricatures à attaquer, sans nuances, la nuance se conjugue mal avec les points d’exclamation.

En cet automne 2021, quand une question légitime est posée sur les injustices raciales, on n’a donc qu’à opposer le mot woke, de préférence avec un point d’exclamation et un mot d’église, comme dans « Crisse de woke ! », et le débat est terminé, pour certains.

(Remarquez, des wokes font de même avec le mot « raciste ». La différence, c’est bien sûr que les wokes n’ont à peu près aucun pouvoir concret. Il n’y a pas de Richard Martineau woke disposant de tribunes dans le plus grand groupe médiatique québécois pour teinter l’imaginaire de la Nation.)

Peut-être que la vaste coalition de militants pour la justice sociale l’a un peu cherché, de se faire caricaturer. Quand on hurle sans nuance à l’appropriation culturelle parce qu’un Blanc porte des dreads, qu’un restaurateur québécois ose cuisiner des mets coréens ou que des Occidentaux osent faire du yoga, il y a là une obsession militante de constamment chercher la bibitte, obsession qui se prête merveilleusement bien à la caricature.

Mais c’est le propre de la militance militante de parfois lâcher la proie pour l’ombre, de tomber dans les excès. Ces excès militants existent, dénonçons-les et, encore mieux, raillons-les…

Ce qui ne veut pas dire que tous les militants sont dans le champ, tout le temps, loin de là.

Réfléchir au contexte de l’utilisation du mot commençant par un N, s’indigner que nos concitoyens noirs soient surreprésentés dans les arrestations policières et constater que les Premières Nations souffrent dans leur chair de siècles de colonialisme, ça ne vaut aucune caricature. Espérer une société plus juste, ça n’a rien de caricatural.

Ceux-là, pourtant, ceux qui espèrent une société plus juste, seront taxés de « wokisme » sans nuance et sans réserve, woke étant devenu un immense fourre-tout destiné à étouffer tout débat sur des sujets légitimes qui sont inconfortables. Rire du « wokisme » conforte la majorité dans son… confort.

Tout récemment, la Nation s’est engagée dans un court débat sur le sens du mot woke, quand Gabriel Nadeau-Dubois s’est fait traiter de woke par le premier ministre François Legault, à l’Assemblée nationale. Chacun y est allé de sa définition personnelle.

Je ne sais pas exactement ce que signifie woke, de nos jours, mais je sais ceci : Monsieur Woke est un formidable homme de paille.

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