Marie-Claire Blais 1939-2021

La voix des sans-voix

La mort de Marie-Claire Blais, qui s’est éteinte mardi chez elle à Key West, ébranle tout le milieu littéraire québécois. « Le Québec perd un de ses plus grands trésors nationaux, un génie littéraire au même titre que Réjean Ducharme », a affirmé Michel Tremblay, joint mardi soir chez lui en Floride.

D’ailleurs, au début des années 1990, c’est Marie-Claire Blais qui a convaincu Tremblay de venir passer quelques semaines à Key West. À l’époque, l’île était un havre de paix pour les écrivains et les artistes aux États-Unis.

« Marie-Claire m’a offert une grande partie de mon bonheur en me faisant connaître Key West, il y a 30 ans. Je viens juste d’arriver à Key West [lundi soir] pour passer l’hiver. Et j’allais lui envoyer un message pour souper avec elle cette semaine… Son départ est une immense tristesse. »

Le patron de la maison d’édition Boréal où tous les livres de Marie-Claire Blais sont publiés, Pascal Assathiany, était « dévasté » mardi soir. « Sous des apparences toutes frêles, c’était une force de la nature, Marie-Claire Blais. Elle était capable de passer à travers beaucoup de choses », nous a-t-il dit au téléphone, rappelant qu’elle avait sorti un nouveau livre, Un cœur habité de mille voix, il y a à peine un mois et demi.

C’était aussi quelqu’un « d’une extrême générosité et d’une empathie totale », ajoute-t-il.

« Elle portait la misère du monde sur ses épaules. Elle était toujours là pour défendre les déshérités, les laissés-pour-compte, les minorités de toutes sortes. Elle était la voix des sans-voix. »

— Pascal Assathiany, directeur général de Boréal

Pour lui, Marie-Claire Blais était « une grande voix » et son œuvre trouve sa place aux côtés des plus grands, Gabrielle Roy, Réjean Ducharme, Anne Hébert.

« Elle ne vivait que pour l’écriture. Elle ne faisait que ça. Je suis sûr que jusqu’au dernier moment elle a écrit. Quand on regarde sa production, un livre par année ou presque… et cette saga des dix livres de Soifs, c’est monumental. Elle avait une vitalité littéraire hors norme, en plus d’être une personne attachante et libre. »

« L’œuvre d’un siècle »

Marie-Claire Blais a eu une influence sur toutes les générations qui l’ont suivie, nous a dit de son côté l’écrivaine Hélène Dorion, qui a perdu mardi sa « meilleure amie ».

« On se parlait régulièrement, depuis deux ans presque chaque soir, une heure ou deux par FaceTime. La dernière fois, c’était dimanche. »

Elles ont même écrit à quatre mains le livret d’un opéra sur Marguerite Yourcenar, dont la production est en cours. L’autrice aura été un modèle pour elle, à tous les niveaux.

« J’ai vu une femme complètement dévouée à son travail d’écrivain. Avec toutes les qualités humaines qu’on devine chez elle et que j’ai pu voir de l’intérieur. »

— Hélène Dorion, écrivaine

Ce qui l’a attirée chez Marie-Claire Blais ? « Un sens de l’humain que je n’avais jamais rencontré. Elle aimait profondément l’humain, à travers ses ombres et ses lumières, ses détresses et ses espoirs. C’était une femme très lumineuse. Espérante, vivante, vibrante, et qui donnait comme être humain autant que ce qu’on voit qu’elle donne dans son œuvre. »

Pour Hélène Dorion, l’œuvre de Marie-Claire Blais est « l’œuvre d’un siècle ». « Quand on regarde ses livres un après l’autre, ils savent devancer l’humanité. Comme si elle nous la racontait à l’avance. De toutes sortes de manières, dans l’écriture qui a gardé une contemporanéité, qui a une vaste culture, pas juste intellectuelle mais humaine, incarnée, enracinée. Qui amène une réflexion sur le monde différente, singulière, et surtout bienveillante. »

Contribution « immense »

C’est ce que retient aussi la professeure de littérature à l’Université de Sherbrooke, Isabelle Boisclair : depuis ses débuts, Marie-Claire Blais est « toujours allée du côté des parias et des perdants, mais toujours avec une profonde empathie ».

« Elle a fait énormément pour les femmes, pour la communauté LGBTQ… Une jeune autrice lesbienne à 20 ans qui parle de rôles inversés dans son premier roman La belle bête, qui plus tard parle d’intériorité homosexuelle… C’est immense, ce qu’elle a fait. »

Pour Isabelle Boisclair, c’était toute la littérature qui est en deuil aujourd’hui. « Je n’ai jamais rencontré Marie-Claire Blais, mais je la fréquente depuis longtemps. Et vendredi, j’ai un doctorant qui soutient sa thèse de maîtrise sur elle. Elle était là avant que j’arrive en littérature, et elle est encore là, et elle vient de partir. C’est une très grande. »

« Nobélisable »

On a souvent parlé du Nobel pour Marie-Claire Blais, qui avait « un profil tout à fait nobélisable », estime Pascal Assathiany.

Pour Isabelle Boisclair, son œuvre peut prendre sa place parmi les grands écrivains nobélisés « à cause de sa profonde humanité, très inclusive, qui embrasse l’humanité dans toute sa diversité, ses couleurs, ses faiblesses et ses manquements ».

« Elle met les vulnérabilités humaines en exergue, les berce et les embrasse. »

— Isabelle Boisclair, professeure de littérature à l’Université de Sherbrooke

Pour son amie Hélène Dorion, qui avait 20 ans de moins qu’elle, Marie-Claire Blais est toujours restée profondément jeune. « Elle n’avait pas d’âge. Je ne la voyais, pas la différence, parce qu’elle avait une jeunesse intérieure et extérieure remarquable, et ses livres étaient aussi vivants qu’elle. Elle n’a jamais été une vieille femme, je n’ai jamais vu ça. Ni dans ses propos, ni dans son écriture, ni dans son visage. Rien du tout. »

C’est pour cette raison qu’elle réussissait à aborder toutes les thématiques actuelles, même dans ses livres les plus récents. Et même si elle vivait aux États-Unis depuis des décennies, ça ne l’empêchait pas d’être universelle.

« Elle parlait, à partir d’une petite île, de la Terre. Parce que son œuvre avait cette capacité d’entrer dans le plus petit pour faire voir le plus grand. Une île, c’était le monde entier. »

Marie-Claire Blais 1939-2021

Une longue et brillante carrière

Marie-Claire Blais s’est éteinte mardi, à Key West, où elle avait élu domicile depuis de nombreuses années, a annoncé l’Agence Goodwin qui la représentait, dans une déclaration sur Facebook mardi soir.

« Tout au long d’une carrière qui a duré plus de soixante ans, Marie-Claire Blais a non seulement profondément marqué les littératures québécoise et canadienne, mais elle s’est aussi hissée au premier rang des écrivains francophones de sa génération », a déclaré la maison d’édition Boréal.

Née en octobre 1939, Marie-Claire Blais avait publié son premier roman, La Belle Bête, à l’âge de 20 ans. Aussitôt remarquée, elle reçoit alors une bourse de la Fondation Guggenheim à la suggestion du célèbre critique américain Edmund Wilson.

Au cours de sa carrière, Marie-Claire Blais a écrit près d’une trentaine de romans. Parmi ses œuvres, on retrouve entre autres Manuscrits de Pauline Archange (1968), Le sourd dans la ville (1980), Visions d’Anna (1982), Pierre (1986), L’ange de la solitude (1989), Un jardin dans la tempête (1990) et le cycle Soifs, une série de 10 romans parus entre 1995 et 2018.

Une saison dans la vie d’Emmanuel

Quelques-uns des ouvrages de Marie-Claire Blais ont été adaptés pour le cinéma et la télévision, dont Une saison dans la vie d’Emmanuel, roman pour lequel elle obtiendra le prix Médicis en 1966.

Situé à une époque où le Québec est encore plongé dans la grande noirceur, le roman tourne autour d’Emmanuel, le dernier-né d’une famille nombreuse, élevée par une grand-mère omniprésente au sein du foyer paternel. Autour de lui évoluent ses frères et sœurs ainsi que ses parents, des personnages qui refusent de vivre dans la misère malgré la pauvreté et la maladie.

Ce roman, traduit dans une dizaine de langues, est une des œuvres québécoises les plus lues dans le monde. Plus de 2000 livres, thèses, articles, critiques et entrevues ont été rédigés sur le roman Une saison dans la vie d’Emmanuel et les multiples interprétations qu’en a faites la critique littéraire représentent un hommage à la complexité du roman.

Son dernier roman, Un cœur habité de mille voix, a paru le mois dernier. L’écrivaine originaire de Québec écrira également six pièces de théâtre et plusieurs recueils de poésie.

Issue d’une famille modeste, Marie-Claire Blais avait dû interrompre ses études pour gagner sa vie. Cependant, tout en travaillant, elle suit des cours le soir à l’Université Laval. C’est là qu’elle rencontre deux personnes qui influenceront son avenir : Jeanne Lapointe, critique littéraire et mentore de plusieurs écrivains québécois, et le père Georges-Henri Lévesque, de l’École des sciences sociales de l’Université Laval.

C’est grâce à leur soutien que la jeune écrivaine publie La Belle Bête en 1959 qui sera salué par la critique, mais aussi critiqué pour son aspect amoral. D’une violence et d’un langage cru tout nouveaux pour l’époque au Québec, l’intrigue de ce roman laissera des marques ineffaçables dans l’imaginaire de ses nombreux lecteurs.

Maintes fois primée

En plus du prestigieux Médicis, l’auteure a accumulé les honneurs dont le prix Belgique-Canada en 1976 pour l’ensemble de son œuvre, le prix Athanase-David en 1982, le prix Prince de Monaco en 2002, le prix Gilles-Corbeil de la fondation Émile-Nelligan en 2005 pour l’ensemble d’une œuvre, le prix Matt-Cohen du Writers’ Trust of Canada en 2007, remis pour la première fois à un écrivain francophone.

Marie-Claire Blais a également été élue en 1986 à la Société royale du Canada et, en 1992, à l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique. Elle a rejoint l’Académie des lettres du Québec en 1994 et a reçu les insignes de chevalier des Arts et des Lettres en France en 1999.

L’écrivaine a aussi reçu l’Ordre du Canada en 1975, la Médaille commémorative du 125anniversaire de la Confédération du Canada en 1992 et l’Ordre national du Québec en 1995.

Généreuse

Plutôt timide, elle partageait son temps entre Key West, en Floride, Melbourne, en Estrie, et Montréal.

Elle fuyait les projecteurs, mais se montrait très généreuse en entrevue de même qu’avec ses collègues écrivains. Elle a participé à de nombreux jurys, dont celui du prix Robert-Cliche récompensant une première œuvre.

Elle a été pendant plusieurs années la compagne de la peintre d’origine américaine Mary Meigs, disparue en 2002.

Québécoise dans l’âme, Marie-Claire Blais demeurait une nomade et une militante convaincue de la francophonie.

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