Opinion

Réflexions sur le temps qui passe

Au jour de l’An, on table sur une marche du temps basée sur 12 mois consécutifs.

Le 13e mois échappe au courroux grâce à la symbolique de la colombe dont témoigne la carte de souhaits de votre assureur : « La paix pour le restant de vos jours. »

L’oiseau, qui n’est finalement qu’un pigeon blanc, transcenderait le calendrier grégorien pour offrir une tranquillité d’esprit au-delà de la garantie.

Comme une banque de temps, en petit change…

L’année, c’est quand ?

En petite enfance, des récits de vie reliés à des éléments familiers (p. ex. « demain, on va chez mamie ») donnent mainmise à l’enfant sur la structuration de son quotidien. Un tout-petit se repère d’abord par des moments signifiants au cours de sa journée, puis par les heures du jour, et enfin par les mois, autour de ses 8 ans.

En France, la chercheuse en psychologie Valérie Tartas s’est intéressée à la question. Elle estime que la perception du caractère cyclique des mois du calendrier n’est finalement achevée qu’à partir de 9 ans.

C’est long longtemps.

Santé et prospérité !

Chaque année, pour remettre nos pendules à l’heure, les retrouvailles familiales, les émissions de télé spéciales, les digressions culturelles, le redémarrage des sports d’hiver, la finalisation de la fiscalité et le jeu des résolutions constituent des organisateurs sociaux aussi dynamiques que les repères astronomiques, physiques ou électroniques du temps.

Changement d’époque, les von Trapp ont cédé un peu de place aux Jedi, mais comme la moitié du party veut toujours maigrir ou cesser de fumer, toujours éviter le gluten ou se trouver un médecin de famille, toujours tremper dans un spa ou partir pour le soleil, et n’a toujours pas grand-chose à dire, malgré un accès prodigieux aux savoirs, on finit par réaliser qu’on est en plein terrain de connaissance et qu’elle est bel et bien arrivée la nouvelle année.

Sous les souhaits, les accolades, les poignées de main contagieuses et les bénédictions raréfiées, dans l’espérance générale que notre éducation nous a forgés à anticiper, on arrive alors à oublier que la mort se rapproche, inéluctablement, les meilleures tablées du monde ne pouvant rien y changer.

Le biologiste Alain Reinberg ne manquait pas de déplorer la ressemblance consternante entre les horloges grand-père et les cercueils. Je reconnais que ce n’est pas très gai.

Notre construction linéaire du temps s’est imposée à partir de nos racines babyloniennes et méditerranéennes. Elle donne du rythme à la quête, mais n’en change malheureusement pas la durabilité. Dans l’attente, la cloche de l’école, la minuterie du micro-onde, l’heure de la prière, la fonction « horloge » de la tablette : toutes ces prises concrètes peuvent être considérées comme des bricolages culturels pour nous aider à digérer l’éphémère.

Au cœur de plusieurs civilisations orientales, on opte plutôt pour une conception circulaire de la temporalité, tout aussi scientifiquement fausse, mais moins déprimante, étant donné qu’on n’en meurt pas à la fin si on ne s’y écœure pas de tourner en rond.

Que du bon temps…

« Le temps, depuis toujours, est lié au pouvoir, rappelle notre cher Jean d’Ormesson, une des prérogatives majeures de tout pouvoir politique ou religieux est de dominer et de le manier à son gré, de le découper en séquences, de fixer les dates des vacances et des fêtes, de décider de l’heure d’hiver ou de l’heure de l’été… »

Finalement, offrir la bonne année à son voisin, c’est lui souhaiter un peu de pouvoir sur lui-même dans un espace-temps circonscrit par sa condition humaine.

Les étapes (p. ex. un jour à la fois, 365 jours par année, la semaine des quatre jeudis), la durée (p. ex. slow food, record de temps, temps de qualité) et la cadence (p. ex. vie de fou, programme accéléré, « respire par le nez ») pour disposer des bons vœux se présentent comme autant d’échappées à l’interrogation casse-gueule : 

« Qu’est-ce que le temps ? »

La réponse classique pour raviver l’irracontable sémantique du temps est bien sûr de saint Augustin : « Si tu ne me demandes pas ce qu’est le temps, je sais ce que c’est. Dès que tu me le demandes, je ne le sais plus… »

Nos vœux à toute la famille

Jusqu’à l’adolescence, le temps de l’enfant n’opère pas comme le nôtre. Il n’est ni linéaire ni circulaire.

Le matin, quand il s’étire, l’enfant traîne en 2017, quand ses parents l’imaginent déjà en 2019. Un simple retour dans le futur et il atterrit en 2048.

Sa conception du temps est faite de mouvements, de pauses et de reculs, ce qui amène l’enfant à mieux supporter l’incomplétude d’un monde tributaire du calendrier.

Dans la tête d’un enfant, les reculs de l’année (p. ex. la recrudescence des intolérances ordinaires, les migrants mineurs non accompagnés, les enfants rohingya en malnutrition sévère, l’escalade antivaccinale en France, l’esclavagisme en Libye, le retour de la diphtérie au Yémen, la précarisation du réseau de santé infantile au Québec, l’interdiction présidentielle du mot « fœtus » aux États-Unis) coexistent dans un même espace-temps que les temps morts (p. ex. la pauvreté d’un enfant canadien sur cinq, la résistance aux antibiotiques, la vulnérabilité de 8 millions d’enfants syriens) et les avancées salutaires (p. ex. la dénonciation des violences sexuelles, le beurre d’arachides pour les nourrissons nés de familles allergiques, l’abrogation de souffrances aliénantes grâce à l’aide médicale à mourir).

Le temps de l’enfant est protéiforme, et c’est heureux pour lui. Il ne recule pas, il ne se pose pas, il n’avance pas.

Il cherche son bonheur au présent.

Solstice d’hiver

Mon camarade de bureau à Sainte-Justine est pédiatre comme moi. On le surnomme « le Russe », à cause de son âme, mais aussi de son grand-père paternel qui vivait, comme artisan, dans l’entourage du tsar Nicolas II jusqu’à ce que la révolution de 1917 le force à s’expatrier à Paris où il deviendrait chauffeur de taxi.

Pour la grande histoire, il faut pouvoir se rappeler que l’hémophilie, grave maladie héréditaire de la coagulation sanguine, se transmettait chez les héritiers mâles des familles royales d’Europe et de Russie. Le petit Alexis, fils héritier attendu d’Alice et Nicolas, en était atteint, il saignait pour des riens, à répétition, et n’aurait certainement pas survécu longtemps à ses hémorragies sévères s’il n’avait pas été assassiné avec les autres Romanov dans la nuit du 16 au 17 juillet 1918.

« Je suis bluffé », dit mon ami le Russe, en me tendant un article tout frais du New England Journal of Medicine du 7 décembre 2017 (vol 377, no 23). « Grâce à la thérapie génique, ils ont guéri, oui GUÉRI, tu m’entends, Jean-François, guéri 10 patients atteints d’hémophilie B. Les enfants vont maintenant pouvoir se sortir de cette foutue maladie mythique ! »

Il suffit d’ouvrir les yeux : 100 ans après la révolution bolchévique, l’histoire nous apprend une fois de plus qu’on a avantage à donner une chance au temps.

Alors, 2018, on y va, tsarévitch ?

On y va.

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