MUSIQUE

Beyrouth-Montréal-Beyrouth

Les musiques de Beyrouth ne sont pas celles que l’on s’imagine en Occident. Au-delà des traditions sacrées et classiques du Moyen-Orient, on peut y découvrir un vaste spectre d’expressions à la fois contemporaines et arabes, dont plusieurs ont des liens tissés serré avec… Montréal !

Confiez à quiconque ne connaît pas Beyrouth votre intention d’y séjourner, on vous parlera de risque, de témérité, de danger. Or, on peut y séjourner sans inquiétude ou presque, y faire des découvertes, y contempler une étonnante diversité culturelle à travers le prisme de sa musique.

Bien au-delà des tensions certes tangibles entre clans politiques, on y croise des Beyrouthins ouverts et tolérants, de toutes croyances et confessions religieuses.

« Ma mère est chiite, mon père est sunnite, je suis athée. Ma plus jeune sœur l’est aussi alors que ma sœur aînée est croyante et porte le voile comme ma mère. Il n’y a aucun conflit familial sur la question religieuse », explique Radwan Ghazi Moumneh, à la fois Beyrouthin dans l’âme et heureux Montréalais, copropriétaire du fameux studio Hotel2Tango, instigateur du tandem multidisciplinaire Jerusalem in my Heart.

Cette tolérance est selon lui un terreau fertile à diverses expressions artistiques, sans toutefois permettre de dresser un portrait idyllique du contexte libanais actuel.

« Le Liban est divisé en sectes et communautés avec lesquelles des forces extérieures créent des alliances. Le pays est polarisé entre les pro-Saoudiens, pro-États du Golfe, pro-USA d’un côté, et les pro-Hezbollah, pro-Iraniens, pro-régime syrien de l’autre. La religion y a beaucoup moins d’importance qu’on ne le croit en Occident », rappelle le musicien, rencontré à Beyrouth où il passe plusieurs mois chaque année et joue un rôle d’entremetteur entre artistes (et journalistes !) occidentaux et libanais.

Terreau de diversité malgré tout

Fondateur du Festival du monde arabe de Montréal (FMA), Joseph Nakhlé souligne que Beyrouth a toujours été un carrefour de toutes les mouvances artistiques du Levant.

« Beyrouth a été épargné des horreurs du Printemps arabe. Les gens, et encore plus les artistes, sont tout de même étourdis par l’ampleur du cataclysme qui les encercle », explique M. Nakhlé, qui passe tous ses hivers près de Byblos, légèrement au nord de Beyrouth. 

« La vie de nuit et sa musique pop prospèrent dans les quartiers, comme pour résister ou pour confirmer davantage le caractère moderne et les identités multiples de la ville. »

— Joseph Nakhlé, fondateur du FMA

Le directeur artistique du FMA rappelle en outre que beaucoup d’artistes du Moyen-Orient et du Maghreb choisissent le Liban et Beyrouth comme terre d’exil, nourrissant du coup la scène locale.

« On remarque l’émergence de beaucoup de talents dans le milieu underground. Certains réussissent à percer à l’international et à collaborer avec des musiciens d’Europe ou d’Amérique. Mais, globalement, le réseau local reste limité : peu de salles diffusent la musique nouvelle ou expérimentale et les grands festivals se concentrent plutôt sur les valeurs sûres. »

Conséquence observée : la plupart des jeunes s’autoproduisent, et les noms connus qui font dans la musique classique arabe/contemporaine/pop se tournent vers les pays du Golfe pour poursuivre leur carrière.

Nouvelles identités

Palpable à Beyrouth, la tension entre Occident et Moyen-Orient en serait un facteur déterminant. Le parcours de Zeid Hamdan l’illustre bien.

Dans les années 2000, le musicien avait lancé avec la chanteuse Yasmine Hamdan Soap Kills, groupe emblématique d’une vague de nouvelle musique libanaise qui a précédé celle qui déferle aujourd’hui avec les Mashrou’Leila et The Wanton Bishops.

« Nous avions commencé en anglais. Nous n’étions jamais satisfaits, car nous essayions de ressembler à quelque chose que nous n’étions pas. Or, quand Yasmine s’est mise à chanter en arabe, j’ai adoré. J’ai illico adapté son chant à mes guitares et synthés. Ça donnait un mélange unique, très moderne, que personne n’avait proposé jusqu’alors. »

Négligée par les diffuseurs traditionnels, la communauté indie du Liban participe tout de même à la reconstruction de sa culture et de ses identités.

« Nous, Libanais, avons ce “problème” permanent de savoir si nous sommes occidentaux ou arabes, arabophones, francophones, anglophones. Nous sommes entre l’Est et l’Ouest, entre le passé et le présent, entre la guerre et la fête », explique le guitariste, compositeur et réalisateur Marc Codsi, qui a jadis acquis sa résidence permanente au Canada mais qui réside au Liban jusqu’à nouvel ordre.

Cette reconstruction d’une identité culturelle à la fois arabe et contemporaine se heurte évidemment à un pendant conformiste, pense Charbel Aber, guitariste, auteur, compositeur, peintre, musicien central de la nouvelle scène indie de Beyrouth, notamment partie au sein d’un de ses groupes-phares, The Scrambled Eggs, qui a d’ailleurs enregistré un de ses albums à l’Hotel2Tango de Montréal.

Sans renier ses racines orientales, ce musicien d’expérience fait aussi dans le post-rock et le bruitisme.

« En plus du rock, je m’intéresse beaucoup à la musique arabe, comme celle du grand guitariste égyptien Omar Khorshid. Le son surf rock de Californie, créé par le Libanais Dick Dale [Richard Anthony Monsour de son vrai nom], m’a aussi marqué », explique-t-il.

Les artistes comme lui peuvent compter sur un auditoire qui les motive à aller de l’avant.

« Notre public est un mélange d’intellectuels de gauche, surtout d’hédonistes issus de la bourgeoisie et de ce qui reste de la classe moyenne. Notre public est minoritaire dans la société libanaise, mais assez important pour faire exister une scène musicale. Mais il faut admettre que nous, musiciens, vivons dans une bulle. »

Beyrouth système D

Au sein de cette « bulle », Fadi Tabbal est un incontournable : réalisateur, guitariste, producteur, cet ex-Montréalais a la double nationalité, mais son existence se mène essentiellement à Beyrouth. 

« Je gagne ma vie avec la musique. Je joue, je compose, je gère le studio Tunefork, dont je suis propriétaire depuis 10 ans, et j’enseigne la production sonore à l’Université de Balamand. Ici, vous savez, il faut bosser 12 heures par jour pour gagner sa vie dans la musique. »

Malgré les grandes difficultés de composer, réaliser ou produire au Liban, Fadi Tabbal a décidé d’y rester et de mettre de côté sa profession d’ingénieur mécanique.

« Au cours des années 2000, j’étais séduit par des groupes libanais comme Soap Kills et Scrambled Eggs qui étaient assez avant-gardistes, même dans le contexte international. Je me disais que s’il y en avait deux, ce serait encore mieux, et je suis revenu à Beyrouth. Aujourd’hui, on y compte près d’une vingtaine de groupes rock, pop ou hip-hop très intéressants, ce qui est très bien pour une ville orientale qui n’avait pas de tradition alternative. »

Beyrouth-Montréal

Si plusieurs Libanais ayant vécu à Montréal retournent s’installer à Beyrouth ou y passer plusieurs mois par an, d’autres choisissent de rester en permanence au Québec. C’est le cas de Philippe Manasseh et Nadim Maghzal, qui forment le groupe Wake Island, qui s’est illustré à quelques reprises au festival Pop Montréal.

« J’ai rencontré Nadim en 2003 dans l’immeuble où je vivais. J’avais 19 ans ; lui, 18 ans. Nous provenons tous deux des banlieues de Beyrouth, mais nous ne nous sommes pas connus là-bas. J’étudiais en finance, je ne m’y retrouvais pas du tout, alors que Nadim a réussi à terminer son doctorat en biologie cellulaire », raconte Philippe.

Ni l’un ni l’autre ne travaille dans son domaine d’études ; ils se consacrent entièrement à la musique.

Le premier groupe de Philippe et Nadim, Intensive Care, était davantage post-rock avec des accents prog. « Lorsque nous avons changé de batteur en 2012, nos envies musicales ont changé. Ainsi est né Wake Island. L’an dernier, nous nous sommes retrouvés à deux dans le groupe et nous avons choisi de faire une musique plutôt électronique, un peu techno, un peu synthpop, un peu dream pop, tout en gardant un pied dans le rock. »

Pendant plusieurs années, Philippe et Nadim ont rendu visite à leurs familles respectives sans vouloir retourner au Liban. Wake Island s’est même bâti un public à Beyrouth depuis trois ou quatre ans. « Nous y passons plus de temps mais sans vouloir nous y installer. Beyrouth est une ville complètement folle. Les gens sont prêts à s’endetter pour l’apparence… »

Philippe et Nadim considèrent en revanche Montréal comme un contexte parfait pour eux. « Nous n’avons aucun mal à nous connecter avec les cultures québécoise, canadienne anglaise et les autres qui font de cette ville ce qu’elle est. Nous passons aussi beaucoup de temps à New York, où nous avons un pied-à-terre, mais nous préférons Montréal. Nous considérons Wake Island comme un groupe libanais basé à Montréal. Nous assumons pleinement cette identité. »

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