Michael Egan

Le Sherlock Holmes des grands crus

La traque est lancée. Une poignée de faussaires surdoués s’attaquent aux vins rares, un juteux marché de 400 millions d’euros annuels. Leurs cibles, nos trésors nationaux : Petrus, Romanée-Conti, Château Lafite Rothschild, autant de prestigieuses bouteilles qu’ils imitent à la quasi-perfection. Mais un « wine detective » est à leurs trousses, parcourant le globe pour déjouer les contrefaçons. Un métier unique au monde et une passion pour cet amoureux de l’or rouge. Voici dévoilés ses secrets, ses histoires, des scandales retentissants et des fraudes d’une rare audace.

Michael Egan exerce un métier dangereux. « Lorsque je découvre une bouteille de vin falsifiée, je répugne à la goûter. Parfois, les voyous qui les fabriquent n’hésitent pas à ajouter de l’encre au vin pour imiter le dépôt caractéristique, confie-t-il. C’est extrêmement toxique, un véritable poison ! » 

Certains traquent les délinquants en col blanc, lui est le cauchemar des faussaires de l’or rouge. Accent et humour typiquement « british », l’un des plus éminents spécialistes mondiaux des grands crus français – et leur meilleur protecteur – est pour moitié… anglais. Mais le patriotisme est sauf car Michael Egan réside, comme il se doit, près de Bordeaux. Surtout, son expertise unique permet de déjouer les plus grandes arnaques qui entachent le vignoble tricolore et sa réputation. Des fraudes qui portent sur les crus les plus prestigieux et plusieurs dizaines de millions d’euros.

Maintien impeccable du gentleman-farmer, regard perçant bleu acier, 60 ans qu’il porte beau. Michael Egan en impose. C’est avec simplicité et un large sourire qu’il nous accueille chez lui, où se rencontrent les avenues Montesquieu et La Boétie, au château du Bourdieu de Saint-Médard-en-Jalles, pour nous faire les honneurs de la propriété.

Domaine historique

Aujourd’hui inscrite à l’inventaire des Monuments historiques, la demeure, située à une quinzaine de kilomètres de la capitale de Nouvelle-Aquitaine, fut bâtie par l’un de ses aïeux en 1788. Depuis la Révolution et malgré les vicissitudes de l’Histoire, le château est resté dans la famille. C’est là que vivait et travaillait son grand-père John, un Franco-Irlandais, prospère négociant en vins, marié à Catherine Meyniac, une Bordelaise de la bonne société, artiste qui côtoyait Henri de Toulouse-Lautrec. C’est également à cette famille que l’on doit les magnifiques chais du cours du Médoc à Bordeaux. 

Le domaine Bourdieu, qui s’étend sur 30 hectares, n’a rien perdu de son charme. Et le parc offre au chanceux promeneur invité de beaux arbres aux essences variées, chênes, châtaigniers, pins, peupliers, platanes. La sérénité du cadre invite aux confidences : « Les collectionneurs qui me consultent sont des milliardaires. Cette année, j’ai réalisé trois expertises aux États-Unis et témoigné lors d’un procès en Grande-Bretagne. » 

Inconnu du grand public, Egan est « la » référence, « le » guide et parfois le prophète de malheur des richissimes amateurs de grands vins, capables de débourser le prix d’un studio à Paris pour s’offrir une bouteille d’exception.

Comme le vin, les prix peuvent faire tourner la tête et susciter des vocations de bandits de génie. Illustration par l’exemple : « Une bouteille de Château Lafite Rothschild des années 1869-1870 trouve preneur pour 130 000 euros. Problème, un certain nombre de ces flacons sont des faux », diagnostique Michael Egan. On a beau rouler sur l’or et considérer cette somme comme un pourboire, se faire refiler une piquette pour un cru mondialement réputé a tendance à rester en travers du gosier. 

L’origine de cette arnaque trouve paradoxalement sa source dans une initiative salvatrice… du Château lui-même. « En 1983, le domaine viticole a dépêché son maître de chai à l’Hostellerie du Coq hardi de Bougival. Cette table renommée disposait d’une cave exceptionnelle. La manipulation a consisté à reconditionner les bouteilles de Lafite, c’est-à-dire à changer les bouchons », explique l’expert. Chose faite, puis une étiquette est apposée : « Bouteille reconditionnée en 1983 par le domaine Lafite. » 

Las, la liste des vins ainsi préservés pour l’avenir a fuité. Et elle s’est retrouvée entre les mains de faussaires. Dès lors, facile pour ces aigrefins de trafiquer un faux Château Lafite, avec un bouchon moderne, en le présentant comme étant issu de la cave du restaurant. « En clair, ils ont fabriqué une armée de clones des authentiques bouteilles reconditionnées », révèle Egan, presque désolé.

S’il est tombé de longue date dans le grand cru, comme Obélix dans la potion magique, sa vocation de Sherlock Holmes est plus récente et tient presque au hasard. 

Après des études de littérature anglaise classique à Manchester, l’étudiant est revenu sur les terres familiales pour suivre une solide formation en œnologie à Bordeaux. Suite logique, il devient durant vingt-trois ans l’expert attitré du département dédié aux vins rares de la vénérable maison de ventes aux enchères Sotheby’s, à Londres. « Durant cette longue période, j’ai eu le privilège d’examiner des caves privées composées avec goût et avec soin. Les bouteilles, du XVIIe ou du XVIIIe siècle, n’avaient pas bougé depuis soixante ans, voire plus. Ainsi, j’ai pu me familiariser avec les bouteilles authentiques. Chaque cave a des caractéristiques propres, mais j’ai pu savoir comment se présente une capsule de Romanée-Conti oxydée par les années ou l’étiquette originale d’un Petrus. » 

C’est, précisément, cette connaissance unique au monde et encyclopédique qui permet à Michael Egan de distinguer une bouteille authentique d’une copie. 

En 2006, il expertise pour le compte de Sotheby’s la collection d’un amateur de Boston. Stupeur, il découvre des Châteaux d’Yquem et Lafite du XVIIIe… fraîchement fabriqués quelques années plus tôt. Pour des flacons que le propriétaire a achetés plus de 30 000 euros pièce, la surprise a un goût amer. Egan a détecté la fraude sans même utiliser un tire-bouchon. 

« Une dégustation n’aurait pas été concluante. Il peut s’agir d’un vin très rare, d’une année exceptionnelle, mais impossible à boire. Il y a peu de goût, la couleur est devenue presque jaune, le bouchon s’est parfois disloqué et le vin tient dans des petites bouteilles de l’époque uniquement grâce à la capsule en cire. » 

Mais en inspectant méticuleusement la bouteille, sa forme, l’étiquette, les détails de l’impression, la capsule, autant d’éléments que les faussaires reproduisent à la quasi-perfection, son œil aiguisé lui permet de pointer une infime erreur, un anachronisme et donc une fausse bouteille.

Dans le milieu feutré et très fermé des fanatiques de l’or rouge, l’affaire fait l’effet d’une bombe. Egan ne cesse depuis d’être sollicité par des collectionneurs, des restaurants trois étoiles, des sommeliers de palaces à travers le monde, paniqués à l’idée d’avoir acheté et de boire ou de faire boire à leurs clients du gros rouge qui tache en lieu et place d’un millésime d’exception. 

La traque des fausses bouteilles devient un métier à plein temps et il y a, malheureusement, de quoi faire. « Je ne peux témoigner que de ce que j’ai vu, glisse Michael avec modestie. D’après mes expertises, 10 % des très grands crus sont des faux. » De quoi se réconcilier avec le beaujolais nouveau au goût de banane ou de papaye, selon la fantaisie de ses « millésimes ».

L'affaire Kurniawan

Depuis, son tableau de chasse de l’arnaque de haut vol ne cesse de s’enrichir. Il est entre autres le tombeur du plus grand faussaire de grands crus de tous les temps, Rudy Kurniawan. Du temps de sa superbe, ce jeune prodige du vin, surnommé « Docteur Conti » pour sa connaissance exceptionnelle de la célébrissime appellation, flambait chaque mois pour 1 million de dollars en grands crus, et engrangeait des sommes tout aussi faramineuses en revendant des bouteilles d’exception. De quoi satisfaire sa passion pour les montres et les voitures de luxe, avec une prédilection pour les Bugatti sport. 

Aujourd’hui, Rudy porte la combinaison orange du taulard américain et doit se satisfaire de l’ordinaire d’un pénitencier. Mieux vaut s’y habituer car Kurniawan a été condamné en août 2014 à dix ans ferme et une amende de 28,5 millions de dollars destinée à indemniser sept de ses victimes, auxquelles il a fourgué de la bibine au prix du diamant. Le juge Richard Berman a justifié sa sentence d’une extrême sévérité comme étant la sanction d’une « fraude économique très sérieuse, une manipulation des marchés américain et internationaux ».

Né en 1976, Rudy a très tôt compris comment il pouvait tirer un profit phénoménal en vendant à de puissants collectionneurs des bouteilles de toute rareté qu’il trafiquait en fait… dans sa cuisine. 

L’agent spécial du FBI James Wynne n’en revient toujours pas. Le 8 mars 2012, lui et ses hommes perquisitionnent la villa de l’escroc située à Arcadia, une banlieue huppée de Los Angeles. La résidence entière affiche une température de 15 °C. Frisquet mais idéal pour conserver les grands crus. « Au sous-sol, Kurniawan avait installé un laboratoire de contrefaçon. Des bouteilles vides, des bouchons anciens, plusieurs centaines d’étiquettes Petrus ou Mouton Rothschild, des tampons au nom des châteaux, des cachets de cire », décrit Michael Egan. 

Mieux, le faussaire s’essaie avec talent au petit chimiste. Des cahiers sont retrouvés, indiquant les recettes à suivre pour approcher un grand cru tricolore en mélangeant plusieurs vins lambda. Egan a expertisé les bouteilles saisies. C’est son témoignage devant la cour criminelle de New York qui a démontré la fraude massive sans l’ombre d’un doute. Les sommes sont folles. En 2006, son année record, Rudy a engrangé 36 millions d’euros. Un mois avant son arrestation, il tentait encore d’écouler 78 fausses Romanée-Conti fabriquées de ses mains pour 736 500 euros. Le scandale Kurniawan semble sans fin. 

« J’ai déjà identifié plus de 1400 de ses fausses bouteilles et j’en découvre encore », raconte Egan, incrédule.

Floué

Parmi les victimes, un archétype du collectionneur milliardaire, un tantinet excentrique, William Koch. Aujourd’hui âgé de 78 ans, l’amateur de bourgogne règne sur l’empire Oxbow Corporation, qu’il a fondé en 1983, et jongle avec le pétrole, le gaz, le charbon qu’il exporte en Europe, en Chine ou au Mexique. Le magazine Forbes évalue sa fortune à 1,8 milliard d’euros en 2018. Bill Koch aime naviguer – il a remporté l’America’s Cup en 1992 – et cultive une fascination pour les bandits. Il s’est ainsi offert la seule photo existante du hors-la-loi de légende Billy the Kid pour 2,1 millions de dollars (prix-marteau) en 2011. 

Mais il a moyennement apprécié de se faire pigeonner par le courtier Eric Greenberg, qui lui a vendu de fausses bouteilles – affirmant bien sûr tout en ignorer. Au total, l’homme d’affaires a déboursé près de 4 millions d’euros pour 2 669 bouteilles. Un trésor gâché par la découverte de Michael Egan, qui a expertisé la cave et dégoté 24 flacons contrefaits, achetés pour 400 000 euros, dont un magnum de Château Petrus 1921, une bouteille de Château Latour 1928, une autre de 1864, des Cheval Blanc 1921, ou encore des Lafleur 1949. 

Koch n’en a pas perdu son sens de l’humour. « Lors d’un dîner à New York, il a voulu faire un jeu, se souvient Egan. Il a débouché deux magnums de Romanée-Conti 1978 que j’avais analysés. Une bouteille était fausse, l’autre authentique. Il voulait voir si je pouvais identifier la fausse par une dégustation à l’aveugle, sans voir les bouteilles ni les étiquettes. » 

Egan a immédiatement désigné le vin trafiqué, « il présentait une couleur trop sombre pour ce vin typique du millésime, il manquait de finesse et du parfum de truffe qui s’en exhale ». Un « jeu » à 31 000 euros, le prix des deux bourgognes.

Décidément malchanceux, Koch a été victime d’une autre carambouille. Cette fois, il avait déboursé 157 450 euros pour s’emparer d’une seule bouteille de Château Lafite Rothschild de 1787. Signe particulier, celle-ci est gravée des initiales « Th. J. » et est censée avoir appartenu à Thomas Jefferson, président américain et père fondateur des États-Unis. « Un artefact historique ! Le témoignage de grande valeur du passage en France de Jefferson en tant qu’ambassadeur. Un objet pour l’Histoire qui n’est pas destiné à être dégusté », précise Egan. 

Avec d’autres bouteilles, celle-ci est vendue par un Allemand du nom de Hardy Rodenstock. Là encore, douche froide. Après un examen au microscope électronique, l’expert est formel : les initiales ont été gravées avec… une machine de très haute précision et récemment.

Et en France ?

Ces mésaventures épargneraient-elles miraculeusement la France ? L’Hexagone compte de grands collectionneurs. « Mais ceux-ci, des milliardaires, sont eux-mêmes propriétaires de grands domaines », souligne Michael. C’est le cas de Bernard Arnault avec Cheval Blanc, de François Pinault avec Château Latour, ou de la famille Wertheimer, héritière de Chanel, qui détient Château Canon. 

Cependant, des amateurs français se sont bel et bien fait avoir. Par pudeur, mais plus sûrement par crainte du ridicule, ces riches victimes ne le crient pas sur les toits. Notre Sherlock Holmes, lui, les connaît. « Actuellement, des acheteurs de fausses bouteilles négocient des dédommagements à l’amiable, révèle-t-il. Mais, si les discussions échouent, il y aura bien des procès en France concernant de faux grands crus. Ce serait une première ! » 

Et cela ferait désordre dans le très sélect milieu des vignobles qui font la fierté du pays. Aucun marché n’a été épargné. Les grands acheteurs chinois, qui, désormais, dépassent les collectionneurs américains, ont aussi leur lot de dives bouteilles trafiquées.

Petrus et Romanée-Conti sont les vins d’exception les plus imités. Mais des vins étrangers, qui s’échangent également pour de petites fortunes, sont dans la ligne de mire des escrocs. « Par exemple, j’ai découvert une fausse bouteille de Screaming Eagle, un vin américain produit dans la Napa Valley, en Californie. Il s’agissait d’un magnum de 1992 qui se vend aujourd’hui à 27 000 euros. » 

Plus modeste, mais rentable sur le volume, de fausses bouteilles du château italien Tenuta San Guido à 1 500 euros pièce ont été détectées, comme des Vega Sicilia à 3 000 euros. Deux faussaires italiens, père et fils, s’étaient, eux, spécialisés dans les fausses Romanée-Conti 2005-2006. 

Outre la diversification géographique, un constat semble s’imposer : les falsifications sont de moins en moins le fait d’individus isolés, mais d’organisations criminelles de type mafieux. « Trente mille fausses bouteilles de Prosecco ont été récemment saisies en Italie. Cette quantité ne peut être l’œuvre que d’un réseau structuré. Rudy Kurniawan, lui, fabriquait ses bouteilles seul. C’est un homme qui connaît et aime véritablement le vin, admet d’ailleurs Egan. Il est simplement tombé du côté obscur. C’est un peu le Dark Vador de l’œnologie. »

Pour tenter de contrer le phénomène, les grands producteurs se sont armés : codes gravés, hologrammes, signes distinctifs invisibles à l’œil nu se révélant uniquement à l’ultraviolet, bouteilles numérotées, infimes particularités sur les étiquettes. La batterie de précautions est importante, alliée à d’autres mesures de sécurité high-tech que nous ne dévoilerons pas ici, quitte à contrarier les faussaires qui pourraient lire ces lignes. On n’est jamais trop prudent. 

Cependant, la fraude devient de plus en plus difficile à détecter. Récemment, Michael Egan a déniché de faux grands crus Bonnes Mares. Un tour de force car la copie était quasiment parfaite. La bouteille, vendue 10 000 euros, présentait toutes les caractéristiques de l’authentique. Les faussaires n’ont commis qu’une erreur… d’orthographe ! L’étiquette mentionne le message désormais connu : « La consommation de boissons alcoolisées pendant la grossesse, même en faible quantité, peut avoir des conséquences graves sur la santé de l’enfant. » 

Or les fraudeurs ont oublié l’accent aigu sur le mot « conséquences ». « L’imitation était stupéfiante, j’aurais pu moi-même me faire prendre si je n’avais pas remarqué cette erreur », confie Michael Egan. Par bonheur, le Sherlock Holmes de l’or rouge, s’il a un accent anglais, est pointilleux quant à l’orthographe de la langue de Molière.

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